Je me rappelle
très bien de la première fois où j’ai entendu parler des THUGS. C’était
à la télévision, ce qui aujourd’hui quand j’y repense me parait complètement
invraisemblable mais à l’époque les seuls moyens de découvrir des nouvelles
musiques étaient : 1 - les discussions entre potes dans la cour du lycée
avec échanges de cassettes à la clef, 2 - les émissions de radio puisque la
bande FM avait été « libérée » seulement quelques années auparavant,
3 - la consultation frénétique des bacs des disquaires si bien entendu on avait
la chance d’en avoir un dans la ville où on habitait, 4 - la lecture de rares
fanzines (merci Rock Hardi) ou de certains journaux et… 5 - la tv qui servait ainsi
à quelque chose.
Je me rappelle donc très bien de ce jour, j’habitais encore chez mes parents et
c’était surement un mercredi après-midi parce qu’ils n’étaient pas là, donc je
pouvais me vautrer devant le petit écran et regarder les merdes qui y passaient
en attendant l’heure de mon rendez-vous avec des potes pour aller fumer des
joints dans le parc à côté. L’émission s’appelait Décibels, sur FR3. Je me
rappelle du présentateur à la diction toujours un peu maladroite et pas très à
l’aise devant la caméra mais que j’aimais bien (je ne me rappelle pas de son
nom, désolé), il passait souvent des trucs que je ne connaissais pas et qui me
donnaient envie d’en savoir plus. Je ne sais pas si c’est le même jour où il y
a eu une séquence consacrée à Fixed Up, groupe originaire du Havre, mais
peut-être bien que oui, parce que Décibels défendait des labels tels que Closer
records.
On était en
1987. Je ne connaissais pas encore LES
THUGS. Je n’avais pas encore écouté la compilation Les Héros Du
Peuple Sont Immortels publiée un peu plus d’une année auparavant et je me
souviens du petit commentaire en introduction (ou après ?) de cette séquence
tv consacrée aux angevins, un truc du genre : « attention ça
dépote ». Et là je découvre quatre types qui ne sourient pas, qui ne font
pas de grimaces et qui ne se prennent pas pour des clowns ou des brasseurs de
bière et qui envoient à fond les ballons une composition ultra-rapide,
ultra-courte et ultra-dense. Pas vraiment punk, pas hardcore non plus et
extrêmement mélodique malgré le mur du son généré. Le présentateur tv a montré
la pochette du « nouveau » disque des Thugs à l’écran : il s’agissait d’Electric
Troubles…
J’ai gentiment économisé
sur mon argent de poche (merci papa) pour acheter Electric Troubles et je l’ai dévoré. Sept titres sur un 12’ tournant
en 45 tours et strictement rien à jeter, sept titres furieux et inclassables
mais qui me correspondaient parfaitement : mélodiques sans être mièvres, violents
sans être haineux, bruyants sans être inaudibles. Et puis ces rythmiques
ferroviaires, ces passages tumultueux d’où émergeaient malgré tout les lignes
mélodiques, ce chant en anglais – très important pour moi – volontairement
sous-mixé, ces solos de guitare basés sur trois au quatre notes seulement… J’ai
passé tous les titres d’Electric Troubles un nombre incalculable de fois
dans l’émission de radio que je venais de commencer d’animer, puis dans celle
d’après, et encore dans celle d’après… et aujourd’hui je me retrouve à reparler
de ce disque, de cette année 1987, la dernière chez mes parents.
Radical History, le livre de Patrick Foulhoux consacré au Thugs
n’est pas aussi sentimentaliste que tout ce que tu viens de lire. Mais j’aurais
pu faire bien pire, j’aurais pu te parler de la première fois que j’ai vu Les
Thugs en concert, un an après cette fameuse émission tv, j’aurais pu te
parler de cette fois également, alors que le groupe tournait avec les anglais
de Mega City 4, je pourrais égrener tant de souvenirs, y compris celui d’un
concert dans une salle très grande – du moins à mon niveau – et au cours duquel
les Deity Guns avaient joué pour la dernière fois… j’étais attristé de la disparition du groupe lyonnais alors
je suis parti pendant le concert des Thugs qui pourtant avaient l’air
d’être comme d’habitude, à fond, sans aucune hésitation, sans compromis. Mais
je ne supportais pas les Papapapa joyeux du public, en écho à l’un des
titres du dernier album d’alors et auquel je n’arrivais décidemment pas à
accrocher totalement – oui : j’ai arrêté d’écouter les nouveaux disques
des Thugs après cela mais par contre j’écoute encore régulièrement Electric
Troubles, Dirty White Race et le magnifique Still Hungry / Still
Angry. Je pourrais enfin parler du concert au Rail Théâtre lors de la tournée de « non-reformation »
en 2008, j’y allais à reculons, mauvaise période de ma vie, et j’en suis
ressorti avec le sourire aux lèvres.
Tout le monde a
quelque chose à raconter sur Les Thugs. Des souvenirs souvent très forts
mais pas vraiment d’anecdotes – et encore moins des anecdotes croustillantes, Les
Thugs étaient plutôt du genre spartiates – et toujours le même constat sur
la musique et l’éthique du groupe. Car l’histoire des Thugs est également celle de la professionnalisation du milieu indé
et des paradoxes qui en ont découlé. Comment passer des concerts dans les bars,
les lieux alternatifs et les squats aux concerts dans des vraies salles s’organisant
de plus en plus en réseau institutionnalisé et subventionné (la Fedurok et
tout ça, avant la naissance des Smac) ? Comment aller d’une maison de disques
comme Gougnaf Mouvement à Labels (une sous-division de Virgin…) en passant par
Closer, Vinyl Solution, Sub Pop, Alternative Tentacles et Roadrunner ? Comment
ne pas perdre la foi et rester sincère ? Comment le faire sans la ramener
non plus, simplement en étant ce que l’on a toujours été, sans se préoccuper
d’exemplarité ni se présenter en donneur de leçon, parce que c’est dans sa
nature, que cela correspond à une double éthique, à la fois musicale et
idéologique ? C’était / c’est tout ça Les
Thugs, et bien plus encore. Et parmi tous les nombreux témoignages et
commentaires que l’on peut lire dans Radical
History c’est à mon avis celui de Marsu (Bondage records, Crash Disques,
etc.) qui résume le mieux le paradoxe et la réussite des Thugs : « D’un point de vue
commercial, Les Thugs est un groupe mineur de la scène française ; d’un
point de vue artistique et éthique, c’est un groupe majeur. Un authentique vrai
groupe. C’est un souvenir à chérir ». Merci les gens.
[Radical
History de Patrick Foulhoux est publié par Le Boulon avec en prime une chouette préface signée Virginie Despentes – tous
les disques des Thugs sont toujours
disponibles via Nineteen Something]