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mercredi 8 avril 2020

Moor Mother / Analog Fluids of Sonic Black Holes


Certes il y a quelques mois de cela je n’ai guère été charitable avec Zonal mais je n’en démordrai pas : le principal (et presque le seul) intérêt que je trouve toujours à Wrecked, premier album* du duo reconstitué Broadrick / Martin, est la présence, sur la moitié de ses titres, de MOOR MOTHER… Mais qui est-elle ? Autant dire tout de suite que jusque là je ne connaissais absolument rien de Camae Ayewa – c’est son véritable nom. Et qu’aujourd’hui je n’en sais guère plus, si ce n’est les mêmes informations concordantes et rabâchées par les internets : artiste multi-disciplinaire Moor Mother est autant poétesse que militante, penseuse que performeuse. Aussi engagée politiquement que portée sur le mysticisme (avec, me semble t-il, un certain penchant pour la cosmogonie selon Sun Ra). Une femme. Noire. Vivant à Philadelphie / Pennsylvanie. Elle a monté le collectif Black Quantum Futurism avec l’avocat / militant Rasheedah Phillips. Il s’agit d’un collectif qui étudie l’univers, l’espace-temps et la mécanique quantique en même temps que l’histoire de l’humanité, l’économie, la sociologie, la philosophie, la métaphysique et la spiritualité et dont les conclusions opposent la pensée afrofuturiste à la pensée occidentale dominante qui n’est qu’une doctrine colonisatrice et impérialiste vouée à légitimer une approche restrictive et dystopique de l’économique, du social, du scientifique, du spirituel et du sacré. A partir de là Moor Mother applique les éclairages et les perspectives ouvertes en grand par le Black Quantum Futurism à sa propre musique : Analog Fluids Of Sonic Black Holes est déjà le quatrième enregistrement de la musicienne après un Moor Mother Goddess publié uniquement en cassette en 2015, Fetish Bones chez Don Giovanni records en 2016 puis The Motionless Present en 2017 sur Vinyl Factory.





Je reste persuadé que pour bien comprendre toute la portée des textes figurant sur Analog Fluids Of Sonic Black Holes il faudrait se procurer et lire Analog Fluids, le recueil publié en même temps par Moor Mother. Mais je ne l’ai pas lu. L’insert du disque lui ne dit pas grand-chose, mis à part ce poème que je ne peux que traduire très approximativement, désolé : « Ombres tournoyantes / Une révélation des racines temporelles / qui servent l'ADN quantique de notre réalité. / La carte des ombres, l'imagination des passés / Un rendu analogique de la puissance ». D’ordinaire je me moque plutôt d’avoir toutes les clefs et tous les codes secrets pour m’ouvrir totalement à la compréhension d’un disque, d’une musique. Mais avec Analog Fluids Of Sonic Black Holes** force m’est de constater que mon petit instinct et mon petit épiderme ne me suffisent plus. Je me sens complètement limité et ignorant tout comme je suis complètement captivé par un disque qui mêle les éléments et pourfend toutes les règles – du moins celles que je connais – pour en établir d’autres, bien à lui.
Plus concrètement, même si ce disque me parait presque impossible à décrire, Analog Fluids Of Sonic Black Holes est un enregistrement de pure poésie musicale et expérimentale à base de mots, de sons, de formes, de couleurs, de rythmes et d’idées. Bien loin et en même temps autour de musiciens et artistes issus du hip-hop, du slam, du gospel, du free jazz, de la musique électronique expérimentale, de l’abstract ou même de la musique concrète. La musique de Moor Mother se sert de tout cela – la liste des contributeurs au disque est longue mais on peut citer Saul Williams, le DJ King Bitt, Justin Broadrick, le trompettiste Aquiles Navarro, le duo electro Giant Swan, etc… – mais ce n’est pas comme si tous ces éléments convergeaient uniquement en un seul et même point dont Analog Fluids Of Sonic Black Holes serait la traduction/conclusion grâce à un processus dont Moor Mother serait elle le catalyseur.
Lorsque on écoute tout l’album d’une traite (mais comment faire autrement ?) c’est l’impression inverse qui prévaut et prend le dessus : tout semble émerger et jaillir de la musique sans cesse en mouvement de Camae Ayewa (parce que plus jamais il s’agit de musique) et d’un disque aussi particulaire que central, aussi intense qu’immatériel, aussi brûlant que doux, aussi logorrhéique que sonore, aussi percussif que texturé, aussi terrien que cosmique, aussi poétique que psychique. Et sans cesse engagé. Il n’y a que deux choses dont je pense pouvoir être absolument certain au sujet d’Analog Fluids Of Sonic Black Holes : sa beauté sait parler aux âmes, sans distinction, tandis que son intelligence et sa portée politique frappent les esprits.

[Analog Fluids Of Sonic Black Holes est publié en vinyle et en CD par Don Giovanni records]

* si on excepte The Quatermass Project Volume 1, un CDr publié en 2000 chez Avalanche recordings
** traduction très approximative,  encore une fois : « fluides analogiques des trous noirs sonores »