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mercredi 29 avril 2020

Irreversible Entanglements / Who Sent You ?


Irreversible Entanglements… j’adore littéralement ce nom, il me ferait presque penser à celui d’un obscur groupe de death metal old school qui sortirait ses disques sur Profound Lore, ou, encore pire, sur 20 Buck Spin, soit un truc bien épais, bien poisseux et bien dark. Mais c’est raté : IRREVERSIBLE ENTANGLEMENTS est en fait le nom d’un collectif / groupe de free jazz. De free jazz ? Exactement ! Et tout ce qu’il y a de plus actuel et de plus militant. Un groupe composé de musiciens basés entre Philadelphie, New-York et Washington DC : le trompettiste Aquiles Navarro, le saxophoniste Keir Neuringer, le contrebassiste Luke Stewart et le batteur Tcheser Holmes, sans oublier la poétesse, slameuse et activiste Camae Ayewa, oui celle qui se fait également appeler Moor Mother et dont cette gazette a tout récemment parlé au sujet de son (fantastique) album Analog Fluids Of Sonic Black Holes.
Irreversible Entanglements s’est initialement formé en 2015 autour de Neuringer, Stewart et Ayewa à l’occasion d’un concert / happening organisé pour protester contre les violences de la police new-yorkaise et en particulier contre la mort de Akai Gurley, 28 ans, tué par un « coup de feu accidentel » perpétré dans la cage d’escalier de son immeuble à Brooklyn par un policier novice – à l’époque, moins de deux années de service dans le NYPD – et tout d’abord condamné à 15 ans pour homicide involontaire puis finalement condamné en appel à cinq années de probation et 800 heures de travaux d’intérêt général après la requalification de son acte en homicide criminel par négligence. De la vraie justice de classe et de la vraie justice raciale.  




Voilà qui pose clairement les bases idéologiques et politiques d’un groupe qui renoue avec la tradition militante du free jazz nord-américain* et dont Who Sent You ? est le deuxième album après un premier, sans titre, publié en 2017 et déjà fort remarqué pour son coté incantatoire, mystique et afro-futuriste. Who Sent You ? va exactement dans le même sens, à mille lieues de tous les efforts de la plupart des formations de free jazz actuelles qui oublient un peu trop que cette musique est avant tout une musique de colère et de révolte, une musique politique et qu’elle n’a jamais sonné aussi vraie et aussi vivante qu’en défendant ses valeurs. Avec Irreversible Entanglements le free jazz retrouve donc ses couleurs d’antan et sa fonction hautement revendicatrice : le quintet allie le fond et la forme de la plus belle des façons, appuyant avec morgue les fulgurances politiques et poétiques** d’une Camae Ayewa sûre et certaine du pouvoir de ses mots. Sa diction ne s’empêtre jamais, la poétesse restant constamment sur la brèche, haussant le ton jusqu’à la colère mais toujours avec éloquence (Blues Ideology, particulièrement enlevé).
Autour d’elle et avec elle les quatre instrumentistes font des miracles. Le couple contrebasse / batterie est d’une puissance aussi irrésistible qu’impériale tandis que Aquiles Navarro, alternant phrasés subtils et effets sonores, est certainement l’un des meilleurs trompettistes que j’ai pu entendre depuis longtemps. De son côté le saxophone n’en fait pas de trop, c’est-à-dire que contrairement à tant d’autres il ne cherche pas à s’imposer comme l’élément central de l’instrumentation qui reste très équilibrée entre les quatre musiciens et redonne brillamment toute sa signification légitime au terme de « collectif ». A la fois tribale et aérienne, incantatoire et habitée, la musique d’Irreversible Entanglements n’a rien d’une succession de clichés et de stéréotypes pour intellectuels encartés et révolutionnaires de salon mais démontre qu’en 2020 et plus que jamais, on peut toujours faire de la musique intelligemment militante***. Un disque aussi impliqué que saisissant.

[Who Sent You ? est publié en vinyle par Don Giovanni records et International Anthem – le disque est d’une présentation très soignée, avec insert, notes intéressantes, photo du groupe, le tout emballé dans une solide pochette cartonnée maintenue par un élégant obi]

* à ce sujet on peut par exemple lire ou relire le Free Jazz Black Power de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli datant de 1971, fort heureusement réédité en poche et toujours disponible à ce jour
** un peu plus de poésie, visuelle cette fois, mais aussi plein d’autres choses avec le clip accompagnant No Más et réalisé par le sud-africain Imani Nikyah Dennison
*** bonus track : enregistré lors des mêmes sessions que Who Sent You ? mais ne figurant pas sur l’album, Homeless / Global est une longue suite improvisée totalement folle pendant laquelle les musiciens finissent par se lâcher complètement et apparemment très proche de ce que peut donner Irreversible Entanglements en concert