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lundi 15 février 2021

Toru / self titled


  


 

Une pochette reprenant le détail d’un croquis de Léonard de Vinci (je l’ai lu dans les notes au verso). Et un nom faisant, effectivement, référence à un très gros roman de Yukio Mishima (je me suis renseigné auprès de l’un des musiciens du groupe). Toru est le prénom de l’un des protagonistes de La Mer de Fertilité, tétralogie testamentaire que l’auteur japonais considérait comme son grand-œuvre. Toru Yasunaga apparait dans le dernier tome intitulé L’Ange En Décomposition et est – peut-être – la dernière incarnation d’un seul et même personnage au milieu d’un récit multiple autour du Japon, depuis l’ère Meiji jusqu’à l’après-guerre et la reconstruction sous emprise américaine. Et c’est également un récit, finalement, évoquant l’irréalité du monde tel que nous le concevons et le percevons. Je n’ai jamais relu La Mer De Fertilité achevé par Mishima la veille de son coup d’éclat militariste et de son seppuku mais j’en garde le souvenir d’une lecture intense et fascinée malgré la difficulté de l’œuvre et des longueurs inhérentes aux démonstrations philosophiques et métaphysique de l’auteur (dans mes souvenirs de jeune homme de vingt et quelques années, des dizaines et des dizaines de pages sur les phénomènes de réincarnation et de métempsychose).
TORU c’est donc aussi un trio basé à Nice. Avec Nicolas Brisset à la batterie (mon informateur, c’est lui). Un musicien que l’on a déjà croisé puisqu’il joue, du moins lorsqu’il arrive à parcourir les quelques centaines de kilomètres qui le séparent de Reims et de ses deux petits camarades, avec Isaac, un autre trio dont on a abondamment parlé. Dans Toru les deux guitares sont elles tenues par Heloïse Francesconi et Arthur Arsenne qui par ailleurs officient au sein de HHH, groupe entièrement dédié à la musique synthétique analogique et modulaire (là aussi je me suis renseigné).

Heureusement pour nous et à la différence de La Mer De Fertilité la musique de Toru n’a jamais rien de fastidieux. Le premier album du groupe possède une immédiateté absolument remarquable. Comme si les trois musiciens jouaient là, devant nous, naturellement et librement, en direct. En fermant les yeux on imagine très bien Nicolas raclant la tranche de ses cymbales ou frappant la peau de ses fûts avec ses baguettes ; on pense à Arthur frottant les cordes de son instrument avec un tournevis en guise de plectre tout en les triturant de son autre main ; on se représente parfaitement Heloïse manipulant les effets de sa guitare pour sculpter des sons toujours plus étranges. La musique de Toru jaillit, dès le départ torrentielle et tribale mais pas exclusivement, ouvrant en grand une porte vers tous les possibles, refusant de rester dans un seul et unique registre, désignant d’entrée l’épicentre de ses secousses telluriques puis s’éloignant de ce point de départ grondant, tournant autour, l’oubliant, y revenant, passant par dessus, essayant de l’effacer puis de le retrouver, etc. Tout est question de processus et de narration autour d’idées foisonnantes et pour se faire les trois Toru multiplient autant qu’ils le peuvent les langages, les techniques, les volumes, les durées, les intensités.
Bien que systématiquement instrumentale – exception faite d’un 1, 2, 3, 4 ! tout ce qu’il y a de plus rock’n’roll en introduction de Trotteur Orlov et renvoyant, mais peut-être n’est-ce là qu’un pur hasard, à The Map des Deity Guns – la musique du groupe ne reste pas dans un seul registre et mélange noise, post, proto, free, truc et machin avec un sens de la temporalité qui laisse béat d’admiration. Entre autres, le rythme régulier de la batterie sur la deuxième partie de Diligence se rapproche curieusement du battement rassurant et inflexible d’une vieille horloge de campagne, une de celles dont le mécanisme est entrainé par la force de poids qu’il faut sans cesse remonter, tandis que les deux guitares jouent délicatement mais assurément au chat et à la souris.
L’album est d’une densité rare et sa durée relativement courte pour un enregistrement de musique instrumentale (37 minutes) n’enlève rien au sentiment d’achèvement et de dépaysement que l’on peut ressentir à son écoute. Mais en parlant d’achèvement je ne veux pas dire que Toru prétend faire le tour de la question : bien au contraire le groupe reste perpétuellement en état de recherche ; tout comme par dépaysement je n’entends que l’invitation à être emmener toujours plus loin. Jamais un locked groove placé en fin de disque ne m’aura semblé plus pertinent.

 

[le premier album sans titre de Toru est publié en CD et en vinyle par Araki records, Jarane, Pied De Biche et Poutrage records]