Publié à l’automne 2018 Let Our Names Be Forgotten est un album estampillé Ragana & Thou. Bien que ces derniers soient assez friands de l’exercice il ne s’agit pas d’une collaboration en bonne et due forme entre les deux groupes mais d’un split LP, chacun s’occupant d’une face rien qu’à lui. Et voilà bien une phrase qui m’ennuie. Non pas pour ce qu’elle exprime – un disque, deux groupes – mais parce que sa tournure strictement genré au masculin oublie quelque chose d’important : Ragana est un duo de filles se définissant comme anarchistes et féministes et jouant une musique souvent qualifiée de witch doom.
Les étiquettes cela me fatigue toujours un peu (beaucoup) parce que pendant que l’on perd son temps à mettre les gens et les musiques dans des petites cases on passe toujours à côté de l’essentiel. Mais des fois les étiquettes servent quand même à quelque chose, surtout lorsque elles sont à ce point revendiquées. C’est bien le cas pour Ragana dont les engagements, les façons de faire, le discours et la musique traduisent une détermination politique, celle mettant le combat des femmes et des queers au centre de leurs préoccupations et de leurs volontés. Alors oui et même si cette chronique est écrite dans une langue sur laquelle veille une tribu consanguine de vieux grigous en uniformes de parade payés pour faire respecter des lois grammaticales telles que « en français le masculin l’emporte toujours sur le féminin » il me semble important de signaler que ce disque n’est pas qu’un disque.
Mais parlons musique. RAGANA a été formé aux alentours de l’année 2011 et du côté d’Olympia par Maria (guitare et chant) et Nicole (batterie et chant) ou plutôt les deux Ragana parlent de « rencontre » (Ragana has existed since autumn 2011 when Maria and Nicole met in Olympia, wa.). Le duo a déjà enregistré pas moins de trois albums depuis ses débuts, tous publiés en autoproduction puis avec l’aide du label An Out Recordings militant pour l’égalité sous toutes ses formes, publiant des musiques allant du black metal à l’indus et optant pour une optique DIY jusque dans la fabrication de ses disques (risographie, sérigraphie, etc.). Inutile de dire que tu auras plutôt du mal à trouver les disques de Ragana chez le disquaire du coin de la rue pourtant je ne saurais trop te conseiller le dernier en date, le très beau et dépouillé You Take Nothing (2017). Les trois titres que le duo a placés sur Let Our Names Be Forgotten sont dans la même veine. Le truc de Ragana c’est un mélange de vapeur empoisonnée et de rythmiques doom, avec parfois des incursions black (The Sun) mais le duo évite tout empilement et toute surcouche inutile et il n’est pas rare qu’une composition de Ragana se réduise à sa plus simple expression : une guitare, une batterie et du chant. Pas de double amplification pour rajouter des basses et les riffs jouent la carte de la concision et de l’immédiateté, générant tension et malgré tout emphase (The Void). J’avoue trouver le côté naturel et très organique de la musique de Ragana complètement fascinant. En plus d’être à mille lieues de tous les groupes qui produisent des disques avec l’optique que plus on en met, plus on s’étale, plus on épaissit le trait (et le son) meilleure est la musique. Ragana nous démontre que non.
Question épaisseur et volumétrie THOU – qui occupe donc la deuxième face de Let Our Names Be Forgotten – est pourtant expert en la matière. Je ne me remets toujours pas de Magus que le groupe a publié à la fin de l’été 2018 et je vais également avoir du mal à me remettre de The Fool Who Thought Is Was King et de son final gothico-atmosphérique comme de Death To The King And All His Loyal Subjects (plus linéaire et moins nuancé mais totalement submergeant). Il n’y a rien à ajouter pour les fans du groupe comme pour ses détracteurs (qui n’ont toujours rien compris), Thou restant ce groupe unique et entier jouant une musique oppressante et libératrice, incantatoire et sauvage. Je me demande comment ces petits gars réussissent à être aussi prolifiques sans que leur musique en pâtisse.
[Let Our Names Be Forgotten est publié en vinyle couleur houblon 4.5° par An Out recordings (donc) pour l’Amérique du Nord et par Feast Of Tentacles pour l’Europe ; l’artwork est absolument magnifique et crypto-ésotérique juste ce qu’il faut avec notamment cette inscription sur la tranche de la pochette : once you think you’re in, you’re out…]