Débuter une
chronique de disque par un (gros) reproche n’est sans doute pas une bonne idée.
Mais tant pis : si découvrir la pochette de Chance a refreiné mes
ardeurs et ne m’a pas vraiment donné envie d’écouter le nouveau disque de SOCIÉTÉ ÉTRANGE, je
comprends encore moins ce qui a pu motiver un tel choix. Pour moi, cette
illustration ne colle tout simplement pas avec la musique instrumentale du groupe. Parce que
lorsque j’écoute Chance je ne vois que des figures floues
et simples (attention : descriptif à la con), principalement des triangles-rectangles
et des carrés tout mous mais aussi parfois quelques ronds qui se déforment lentement,
avec des couleurs vives mais jamais criardes. Des silhouettes impalpables qui
s’entrecroisent sans s’entrechoquer, tandis que de leurs superpositions
naissent d’autres formes et surtout d'autres couleurs, à peine plus élaborées mais un peu moins vives et
qu’un fond clair à la lumière changeante fait doucement ressortir, comme autant
de pulsations rythmiques et de motifs cinétiques et harmoniques – la boucle est bouclée.
C’est trop précis comme descriptif ? Trop kitschoune, trop facilement
synesthésique et absolument pas original peut-être ? Je veux bien l’admettre
et, après tout, ce que je vois derrière mes yeux en écoutant cet album sera
sans doute différent de ce que toi tu verras et surtout, donc, de ce à quoi avait
pensé le groupe. J’en viens donc à l’une des qualités essentielles de Chance et
de la musique de Société Étrange. Cette faculté à lancer notre imagination
dans des directions auxquelles on ne s’attendait pas. Nous raconter des
histoires sans être trivialement narratif. Faire naitre des sensations en nous sans
nous obliger à courir après. Nous donner envie… pour finir par se laisser faire
sans se laisser enfermer. Chance pourrait être une drogue ni dure ni douce
mais aux effets puissants et révélateurs, une drogue shamanique dont le plaisir
sans cesse renouvelé n’aurait rien à voir avec l’addiction et se passerait également
de toute descente. Le rêve.
Les six compositions du disque n’ont pas réellement de début ni de fin au sens
strict du terme et leur développement se fait en sous-main, par touches
successives, par glissements et par adjonctions ou par soustractions, sous le
patronage d’effets qui modifient les sons, d’une façon presque onctueuse. Comme
lorsque tu marches pieds nus dans une forêt ombragée sur de la mousse épaisse
et que tu sens la douceur végétale caresser la plante de tes pieds et remonter
le long de tes jambes – tu as juste envie de t’allonger là, sur ce tapis de
nature, de garder les yeux mi-clos, de suivre le scintillement du soleil à
travers les branches des arbres au dessus de toi, une lumière qui dessine des
formes fugitives et colorées, des tâches vivantes que ton imagination sculpte
comme elle le souhaite (tu comprends maintenant cette histoire de
pochette ?). La musique du trio est éminemment enveloppante et, c’est sans
doute son autre grande qualité, possède un côté éminemment sensoriel voire
sensuel – une mini bio de Société
Étrange trouvée sur les internets parle d’ailleurs de « six chansons
d’amour sans paroles » et je suis entièrement d’accord avec ça.
Le début de La Rue Principale de Grandrif qui ouvre formidablement
l’album fait carrément penser à du Exek : basse aquatique, percussions aériennes
puis sonorités synthétiques en survol mais aucun autre élément n’apparaitra
dans la foulée, ni guitare, ni chant, ni trompette, etc… Et toutes les
compositions de Chance resteront strictement concentrées
autour de cette formule dépouillée et aérée, libre et atmosphérique, gazeuse et
impalpable et pourtant génératrice d’émois (je voulais écrire quelque part un
truc comme « force tranquille » mais c’est beaucoup trop connoté). Entre
dub minimal, jazz tribal, funk mariné au zen et musique électronique, les trois
musiciens de Société Etrange ont su trouver et tracer leur chemin,
explorant sans cesse le champ d’infinis possibles en lançant autour d’eux des
microcapsules en forme de mélodies répétitives et simplement évidentes, de
rythmiques particulaires, de textures mouvantes. Parler de musique
cinématographique ne rendrait pas suffisamment hommage à un disque avec lequel
et dans lequel on se sent bien, définissant un espace-temps de
plénitude aussi délicat qu’immersif.
[Chance
est publié par les Disques Bonjo Joe
et Standard In-Fi]