Parlons encore un
peu de Moor Mother... mais cette fois-ci accompagnée de l’un des plus
fantastiques groupes actuels de free jazz, Irreversible
Entanglements. Ou plutôt : au
sein de IRREVERSIBLE ENTANGLEMENTS.
Car Keir Neuringer (saxophone, synthétiseur et percussions), Aquiles Navarro
(trompette et synthétiseur), Luke Stewart (contrebasse) et Tcheser Holmes
(batterie) ne sont pas des musiciens à la solde de la
poétesse/performeuse/musicienne et on n’insistera jamais assez sur l’aspect
communautaire et éminemment collaboratif d’une formation qui depuis ses débuts
a repris quasiment au pied de la lettre les quelques règles – paradoxe ? –
du free jazz des années 60 et 70, celui des débuts fondateurs avec Ornette
Coleman et Don Cherry* comme celui des passionnants développements de la scène
loft new-yorkaise avec Frank Wright, Frank Lowe, Noah Howard, Sam Rivers,
William Parker, etc. Jouer ensemble, jouer libre, jouer politique et jouer le
futur. Tomorrow Is The Question voilà
un titre d’album en forme de slogan qu’Irreversible
Entanglements aurait largement pu reprendre à son compte et il ne
manquerait finalement à celui d’Open The
Gates qu’un point d’exclamation (!) pour affirmer encore davantage la
démarche du groupe.
En seulement deux albums remarquables – le premier sans titre en 2017 puis le
toujours aussi incroyable Who
Sent You ? en 2020 – les cinq musiciens ont tout simplement
rappelé au monde endormi que le jazz, ici le free jazz, peut encore être autre
chose qu’une musique à grand-papa destinée à être jouée dans des salles au
confort feutré ou passée tard le soir sur les ondes des radios européennes de
service public. Le free jazz c’est aussi et surtout ouvrir sa gueule en grand et
ouvrir sa gueule Irreversible Entanglements y arrive mieux que quiconque. D’abord en incluant
les spoken words militants de Moor Mother, des textes et poésies où les mots freedom et peace reviennent constamment comme des leitmotivs, presque des
ponctuations, encore ; ensuite en jouant la carte de l’énergie… j’ai même
lu quelque part des affirmations du type musique
jouée à la punk mais il ne faudrait pas abuser non plus, d’autant plus que Open The Gates propose désormais quelque
chose de différent…
… Car Irreversible Entanglements est
avant tout un groupe de funambules sûrs de leur fait, des musiciens qui se
foutent de trébucher et qui donc ne trébuchent pas. Open The Gates montre encore plus de détermination mais cette
détermination est exprimée autrement, empruntant quelques nouvelles voies
musicales, parallèles et concordantes. Premièrement l’album est donc nettement moins
furieux, moins explosif (que l’on se rassure : il le reste quand même parfois)
et il joue plus volontiers sur les atmosphères retenues et planantes – Keys Ot Creation ou The Port Remembers et surtout le sublime Water Meditation – tandis que l’instrumentation varie, les deux
souffleurs ainsi que Moor Mother incorporant désormais des synthétiseurs dans
leur jeu. La conséquence directe (et deuxième point important) est qu’Open The Gates suit le même type de progression
que l’album Black Encyclopedia Of The Air
que Moor Mother a publié toute seule en septembre dernier : ce double LP est
plus lisible et plus évident, il possède à la fois quelque chose de plus céleste,
de plus spirituel et de plus lumineux mais de tout aussi inexorable et de tout aussi
revendicatif – sans être péremptoire ni sentencieux, pas question donc de
donner des leçons ni de faire la morale.
Je mentirais en affirmant qu’Open The
Gates est désormais mon album préféré d’Irreversible Entanglements. Je lui préfère toujours et encore Who Sent You ? Moins extrême et
moins vitupérant, Open The Gates n’en
reste pas moins un concentré d’énergie positive et mystique et de volontarisme,
les cinq musicien·nes y mettant juste davantage les formes et, de toute
évidence, encore plus de cœur. Il est malgré tout étonnant qu’un disque aussi
abouti et aussi nuancé, subtil, et d’une beauté aussi stupéfiante ait été
enregistré en seulement une journée (alors que sa durée totale restituée
avoisine les soixante quatorze minutes). J’y vois une preuve supplémentaire que
le groupe sait réellement ce qu’il veut et là où il veut aller et à mon humble
avis ce n’est pas près de s’arrêter.
[Open The Gates
est publié en vinyle, CD, etc. par Don Giovanni records et International Anthem**]
* à ce propos, de ce
même Don Cherry as-tu (ré)écouté le tout récemment réédité Summer House Sessions de 1968 ? honnêtement tu devrais…
** double vinyle dans une pochette gatefold, nombreuses photos, notes
détaillées et obi : Open The Gates
est l’un des plus beaux objets de l’année 2021