J’ai sûrement déjà du
l’écrire : il y a des disques que l’on ne peut pas écouter tous les jours
mais dont on se souvient parfaitement. Orphans
Of The Black Sun, premier album de MÜTTERLEIN (paru en
2016...) est de ceux-là. Je me rappelle très bien de cette période
personnellement difficile et surtout d’une chronique qui ne parlait presque pas
du disque et de sa musique (pas du tout en fait) mais de son effet cathartique,
autant pour moi qui l’écoutait que, c’est ce que je supposais alors, pour celle
– Marion, alias Mütterlein – qui
l’avait composée, interprétée… Mais tout ceci n’était il pas qu’un pur
fantasme égocentré ? Du nombrilisme ? Peut-on se réapproprier quelque
chose, en l’occurrence la création de quelqu’un d’autre, au point de passer partiellement
sous silence ce qu’elle contient réellement ou, et c’est sûrement pire, ne pas
voir et entendre tout ce qu’elle tente de raconter ?
D’un autre côté je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a des artistes –
musicien·nes, cinéastes, chorégraphes, peintres, plasticien·nes, auteur·es –
qui savent pertinemment que leurs œuvres peuvent être perturbantes ou plus
simplement soulever des questionnements et que si la nécessité s’impose à
elles/ils de les créer à des fins toutes personnelles, alors tant pis si elles
trouvent des échos assombris et ténébreux chez celles et ceux qui les
reçoivent. Nous ne sommes que des éponges, enfin moi je ne suis qu’une éponge
et les mots jetés ici ne sont que le jus qui coule de mon être lorsque
l’émotion me serre de trop près.
Assez bizarrement, Bring Down The Flags,
le deuxième album de Mütterlein,
parait à un autre moment crucial de mon existence. Pas un moment malheureux ou
heureux mais un moment tendu, décisif. Et définitif, je le sais. Une
coïncidence qui finalement devrait m’amuser – après tout Orphans Of The Black Sun ne m’avait-il pas déjà aidé à commencer à
expier et à me débarrasser de tellement de choses ? – mais qui révèle
aussi mon incapacité à vivre sans musique. Sinon, à quoi bon ?
J’en suis
donc là… Bring Down The Flags résonne
et ricoche contre les murs de mon appartement. C’est un album âpre, massif,
sombre, rituel et d’une profondeur abyssal. Je suis courbé au dessus de la
margelle du vieux puits au fond du jardin de mes grands parents et je n’arrive
même pas à voir l’ombre de ma tête découpée sur le reflet nuageux du ciel. Je
ne sais pas non plus jusqu’où exactement remonte le niveau de l’eau mais je
l’entends ruisseler dans la pénombre, j’entends les gouttes qui s’échappent du
seau que je viens de remonter et qui s’écrasent sur la surface trouble en
contrebas, en un écho lugubre et tétanisant. L’effet est totalement effrayant
mais captivant. Bring Down The Flags
fera également partie des disques que je ne vais pas tout le temps écouter mais
dont je vais me souvenir durablement.
Contrairement à ce à quoi je m’attendais, ce deuxième album ne ressemble pas à
un long hurlement. Le chant se transforme lui aussi en eau aux reflets fantomatiques
et éclabousse l’atmosphère de frissons dangereux. La rage, la colère et la
hargne sont plus contenues, moins brutes. Moins brutales pour moi. Tandis qu’une
lenteur incantatoire et presque gothique, liturgique, fait souvent jeu égal avec le côté indus, métallurgique et tribal. Je crois que Marion/Mütterlein a pris son temps pour enregistrer son album et bien que
l’urgence soit moins palpable, la nécessité, elle, est toujours là.
Contrairement à Orphans Of The Black Sun
qui finalement développait une immédiateté très épidermique (punk ?), Bring Down The Flags dévoile petit à
petit et en un irrésistible crescendo ses secrets, ses corridors, ses pièces
cachées. Ses oubliettes et ses puits abandonnés. Mais plus que tout, écouter le
disque c’est comme traverser un vortex nocturne et embrasser la noirceur qui
l’habite : on y fait des rencontres, on peut même avoir envie d’y trainer un
peu, de rester un peu plus longtemps. Oui la nuit est calme et les chiens sont
endormis mais on entend parfaitement la pulsation vitale et les soupirs des âmes à la croisée des
chemins.
[Bring Down The Flags est publié en
vinyle et en CD par Debemur Morti]