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lundi 11 mai 2020

Deliluh / Beneath The Floors





L’année 2020 est déjà bien entamée – quoiqu’elle s’est brutalement arrêtée il y a maintenant à peu près deux mois – que j’en suis toujours à écouter et à blablater au sujet de disques parus en 2019. Celui-ci l’a été à la mi-novembre et n’est pas des moindres : Beneath The Floors est le troisième* album de DELILUH et c’est un disque dont j’ai vraiment du mal à me remettre tellement il me touche. Un disque également dont je ne cesse de découvrir et redécouvrir toutes les richesses. Oh, évidemment, si je n’étais qu’un gros vilain pas beau, un méchant sectaire, un bas du front et un pointilleux limité – ce que je peux parfaitement être, il n’y a pas de raison – je me contenterais d’énumérer tous les groupes que j’adore et auxquels me fait inévitablement penser la musique de Deliliuh. Ce serait même beaucoup trop facile : Incantessa qui ouvre la première face de l’album et qui dès les premières secondes convoque The Fall et Mark E. Smith à la barre ; un peu plus loin c’est au tour de Slint de venir témoigner sur le lancinant et crépusculaire Hymn. Alors ? Deliluh, coupable ou non coupable ?
Non coupable, cela va sans dire. Semble-t-il enregistré quelques mois auparavant mais publié après le très riche et varié Oath Of Intent, Beneath The Floors n’a rien d’un disque de rock noisy et arty comme les autres. Sans doute est-ce difficile à parfaitement expliquer, surtout après le name-dropping qualité luxe ci-dessus, mais Deliluh est un cas à part. effectivement on retrouve dans la musique de son leader / chanteur / guitariste / saxophoniste / pianiste Kyle Knapp la morgue d’un The Fall et la mélancolie d’un Slint ou d’un For Carnation ; mais on y trouve également la nonchalance d’un Pavement (et pourquoi pas pendant que j’y suis celle, beaucoup plus poétique, d’un Silver Jews) et aussi, de façon pas si surprenante que cela, un peu de Can dans le côté motorik / souplement répétitif de certaines rythmiques (c’est évident sur l’instrumental Con Art Inc.). Objectivement il n’y a pas grand-chose qui pourrait relier tous ces groupes entre eux pourtant Deliliuh n’est pas une bande d’imitateurs vulgaires qui passeraient de l’un à l’autre, par pur opportunisme.
Non, ce qui différencie Deliluh, c’est son amour respectueux de la musique et de la poésie. Un amour qui transparait dans la finesse exemplaire et l’esthétique pleine de mélancolie de compositions et par le biais d’arrangements aussi subtilement agencés que délicatement variés. Il n’y a pas que Kyle Knapp qui soit multi-instrumentiste dans le groupe puisque la batteuse Erika est également violoniste – elle en joue sur le très beau Hangman’s Keep ; quant au guitariste Julius Pedersen il joue aussi du synthétiseur et du piano. Ajoutons à cela quelques intervenants extérieurs : le guitariste Pat Flegel de Women et Androgynous Mind sur Lickspittle A Nut In The Paste, sans oublier Erik Jude sur Con Art Inc., également à la guitare, avant qu’il n’intègre définitivement le groupe en remplacement d’Adam Haranhan (d’ailleurs c’est ce même Erik Jude qui jouera quelques mois plus tard sur Oath of Intent).
Tout ceci permet à Deliluh de varier les couleurs et les textures de ses arrangements, enrichissant sans trop d’excès et avec subtilité des compositions au pouvoir mélodique déjà très marqué par la finesse et la lisibilité. Ce qui permet également au groupe de souvent faire évoluer ses compositions dans un sens auquel on ne s’attendait pas forcément au départ : ainsi Lickspittle A Nut In The Paste pourrait être une sorte de croisement réussi entre Pavement et The Feelies période Crazy Rhythms sauf que les barrissements du saxophone coincé sur deux notes et demie viennent brouiller tous les repères et offrent à cette composition une toute autre coloration. Je pourrais également citer l’intervention d’une guitare finement dissonante au milieu d’un Cleat Water très slintien mais le plus bel exemple reste le dernier titre de l’album : Beneath The Floors fait plus que jamais penser à la bande à Brian McMahan puis glisse doucement mais sûrement du côté d’une new-wave retrofuturiste et introspective grâce à l’intervention insistante de synthétiseurs sépulcraux qui nous ramènent au beau milieu des années 80.
Avec Deliluh rien n’est donc acquis mais tout se tient quand même : le groupe n’abuse jamais de sa capacité d’appropriation et de détournement. Tout comme il ne pratique pas l’ironie du second degré, celle qui engendre posture faussement nonchalante ou, dans le pire des cas, attitude méprisante… Dans sa catégorie – tiens, aujourd’hui je vais lui coller une étiquette qui ne veut rien dire, juste pour le plaisir, donc ce sera « post punk proto noisy neo slacker » – le groupe de Kyle Knapp me semble indétrônable, parce qu’en définitive les petites histoires qu’il nous raconte suivent leurs propres chemins et Deliluh possède quelque chose d’unique et de l’ordre de la séduction – mais une séduction pleine de grâce et de subtilité – à laquelle il est impossible de résister. Tant d’élégance et de noblesse à la fois. De profondeur et de mélancolie.

[Beneath The Floors est publié en vinyle par le label anglais Tin Angel records et sa présentation est magnifique : bel artwork signé Andrew Matthews, le verso de la pochette intérieure est recouvert de textes et de poèmes gribouillés sans indications de titres, donc à toi de deviner à quelles chansons ils se rapportent et le tout est maintenu par un obi – évidemment je ne peux que difficilement résister à ce dernier détail]

* bon je triche un peu : de par sa durée relativement courte Oath Of Intent peut être considéré comme un mini-album mais il est suffisamment riche et concentré pour rivaliser avec n’importe quel long format – la qualité plus que la quantité, donc