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jeudi 31 mai 2018

E / Negative Work


Je dois avouer que j’ai toujours été un peu injuste avec E. Ce n’est pas que je n’aime pas le premier album (sans titre) du trio mais je le trouve – et je continue de le trouver – largement en deçà des capacités évidentes du groupe et surtout de ce concert* de février 2017 où j’ai pu découvrir une formation vraiment étrange composée de Thalia Zedek (Uzi, Live Skull, Come, etc.) et Jason Sanford (Neptune). Ce que je ne savais alors pas c’est que le troisième musicien complétant le line up n’est autre que le batteur Gavin McCarthy qui a lui joué dans Karate. Alors, quand on y pense, E est certainement l’un des groupes le plus hétéroclites et les plus invraisemblables que l’on puisse trouver du côté de l’indie rock teinté de noise emo-friendly, étrange association de trois musiciens vétérans certes tous originaires de la ville de Boston mais ayant des parcours et des horizons musicaux complètement différents.
Pour en finir avec ce premier album de E, il comporte il est vrai de bonnes compositions mais il pèche également par quelques trous d’air et remplissages à la va-vite un peu fades. Et surtout il ne retranscrit donc pas l’ampleur que peut avoir E en concert, cette cohésion complètement improbable et cependant totalement palpable et jouissive, Gavin McCarthy (j’y reviens) servant de pilier indéboulonnable et de catalyseur entre cette très grande dame que sera éternellement Thalia Zedek et ce génie foutraque que reste Jason Sanford. 





Mais intéressons-nous plutôt au deuxième album de E : Negative Work (je ne sais pas trop comment interpréter ce titre mais qu’importe…). Ce qui frappe dès les quelques premières écoutes c’est la qualité de ce nouvel enregistrement bien supérieure techniquement à celle de son prédécesseur. Le côté trop brouillon et à l’arrache – dans le mauvais sens du terme – du premier album s’est estompé et, bien que Negative Work ait été enregistré et mixé en quatre jours seulement, il rend cette fois totalement justice aux horizons perpendiculaires balayés simultanément par E. Rien de plus facile d’y décerner et d’écouter d’un côté les dissonances et accords inhabituels de Sanford (qui joue encore et toujours sur ses guitares en métal et faites maison) et de l’autre les mélodies toujours poignantes et efficaces de Zedek. Et pourtant les deux collent parfaitement ensemble. Tout comme les trois voix se mélangent, parfois au sein d’une même composition, alors que là aussi elles sont très différentes et parfois même presque antinomiques. Negative Work dévoile une limpidité exemplaire, jusqu’à prendre le risque de montrer ses éventuelles faiblesses. Mais heureusement pour nous, cet album n’en a strictement aucune. 
Tout ceci n’est pas uniquement du à un enregistrement bien mieux maitrisé et plus adéquat qu’auparavant ; l’amélioration des compositions et de l’interprétation générale est également patente (surtout au niveau du chant). On sent que le trio a davantage planché sur sa musique, qu’il s’est autorisé encore plus de liberté, qu’il a pris plus de risques, qu’il a tenté plus d’expériences, qu’il s’est transcendé, qu’il s’est libéré de toute contraintes et qu’il a transformé celles liées directement aux identités musicales et artistiques de trois musiciens imaginatifs n’ayant pas peur les uns des autres en un tout d’une évidence aussi belle que claire et nette.

Un bon disque c’est souvent et avant tout un disque qui surprend et qui étonne et c’est le cas de Negative Work qui donne un relief nécessaire et renforcé à toutes les composantes disparates d’un groupe hétéroclite et qui en même temps soude naturellement tous ces éléments en un ensemble cohérent. On aura beau vouloir tout disséquer, tout analyser et tout prendre comme prétexte à discussions entre musicologues avertis cela ne changera rien au fait que l’on ne trouvera aucune trace éventuelle de mortier, d’alliage, de soudure ou de fusion. En clair : pas de juxtaposition artificielle mais un empilement de couches tellement empirique et instinctif que précisément il nous fait oublier son caractère d’empilement – y compris sur un titre tel que Hollow qui est pourtant l’un des plus composites de l’album, qui plus est placé en fin de la seconde face, comme une sorte de manifeste esthétique et définitif. 
De nombreuses autres compositions se détachent du lot telles que Poison Letter, A House Inside, Down She Goes**, One In Two, Untie Me… et mine de rien je viens de citer pas loin des deux tiers des titres de Negative Work. Je me retiens de ne pas en citer beaucoup plus voire même de les citer tous. C’est dire si cet album est une réussite et, surtout, je ne peux pas également m’empêcher de penser que si E est la première lettre du mot experience, il s’agit autant d’une expérience musicale que d’une expérience humaine réussie.

[Negative Work est publié en vinyle et en CD par Thrill Jockey]

* E s’apprête d’ailleurs à retourner en Europe, les seules et uniques dates françaises sont les suivantes : le 16 juin à Lyon (le Sonic), le 18 à Paris (Espace B) et le 19 à Lille (L’Imposture) 
** chanté me semble t-il par Gavin McCarthy, ce titre est un hommage plus que parfait à Lungfish, autre groupe émérite de Baltimore…