Je sais bien que tout le monde est au courant du pourquoi du comment du parce que de SPELTERINI mais en guise d’introduction à cette chronique raisonnablement dithyrambique je ne peux pas m’empêcher de rédétailler le line-up de ce (presque) nouveau groupe nantais tellement celui-ci vend du rêve, mais jugez plutôt : dans Spelterini on retrouve Nico Joubo à la guitare ainsi que Mériadeg Orgebin, également à la guitare mais aussi au synthétiseur – tous les deux sont deux anciens membres de Chausse-Trappe ; Pierre-Antoine Parois (batterie) et Arthur De La Grandière (ici à la basse et au synthétiseur) soit deux éminemment membres de Papier Tigre sont eux aussi de la partie. Je ne te ferai pas l’affront de te rappeler que Chausse-Trappe a constitué le temps de deux albums et de trop rares concerts une incroyable sensation musicale qui aujourd’hui encore continue de provoquer de multiples remous chez les amatrices et amateurs de tourneries ascendantes et hypnotiques. Tout comme je ne saurais te vexer en te rappelant par la même occasion que Papier Tigre est peut-être (sûrement) l’un des meilleurs représentants d’un noise-rock dentelier tellement subtil, racé et émotionnant que l’on pourrait aussi bien parler de pop, dans le sens le plus noble du terme. Autrement dit, ces quatre là pourraient largement figurer parmi les musiciens les plus chers à mon cœur qui quoi que l’on peut en penser est loin d’être aussi extensible que ma propension à raconter ma petite vie au lieu d’écrire des vraies chroniques de disques, argumentées et détaillées – mais tu peux toujours aller lire ailleurs, je n’y serai pas. Le nom du groupe proviendrait lui de celui de Maria Spelterini célèbre funambule et équilibriste qui au 19ème siècle faisait tourner les têtes.
Enregistré entre octobre et décembre 2018 Pergélisol / Chorémanie est le premier album de Spelterini. Et il ne comporte donc que deux titres, un par face, que le groupe interprète en concert comme une longue suite, sur le fil du rasoir. Tu peux toujours aller chercher dans la signification de ces deux mots – « pergélisol » est le nom français du permafrost et « chorémanie » est le terme savant pour désigner la dance de Saint-Guy – et tu peux toujours aller chercher dans la musique de Chausse-Trappe et dans celle de Papier Tigre quelques éléments au sujet de celle de Spelterini. Mais à quoi bon ?
A première vue pourtant, ou plutôt à première écoute, la filiation avec Chausse-Trappe semble s’imposer : les deux groupes jouent ou jouaient tous les deux une musique instrumentale, répétitive, etc. Mais à première vue seulement. Car à tout bien y réfléchir ce serait bien trop simple. En premier lieu, ce qui change considérablement la donne, c’est la rythmique de Spelterini. Elle est constituée on l’a vu de deux Papiers Tigre et pourrait être qualifiée d’implacable si elle n’était sans cesse au service d’une musique qui souvent refuse non seulement de filer droit mais surtout se plait à digresser voire diverger constamment. Marc-Antoine est ce formidable batteur que l’on sait et son jeu précis et exact (pertinemment appuyé) semble marquer les limites mouvantes d’un entrelacs sans fin de guitares éperdues de feed-back et de synthétiseurs au bord de l’accident électrique. Lorsque j’entends la caisse claire je m’imagine toujours ces vieux jeux électroniques constitués uniquement de carrés de pixels que l’on déplace et sur lesquels rebondissent d’autres carrés de pixels – ce qui est particulièrement flagrant sur la majeure partie de Pergélisol, avant que le titre ne reprenne les chemins de la rectitude sur ses toutes dernières minutes.
La structure de Chorémanie est elle plus shamanique, plus centrifugée mais une fois de plus Spelterini n’en fait qu’à sa tête et décide au beau milieu de Chorémanie de choisir l’effacement, la mise en retrait. Ou l’effondrement, je ne sais pas. À nouveau le groupe brouille les pistes ou plutôt il joue la carte poétique avec un premier passage intermédiaire qui lui me fait penser aux bruits de la nuit, ceux dont on ignore la provenance et qui s’assemblent dans la magie de l’obscurité pour ne former qu’un tout, celui d’un silence nocturne qui n’est pas réellement silencieux mais échappe à la logique d’une vie en plein jour. A partir de 11’50 toute la fin de Chorémanie retrouve cette dynamique qui rappelle la fulgurance d’une accélération dans un tunnel autoroutier : le sentiment de claustrophobie et de fuite s’épaissit, rappelant un peu le début de Pergélisol et comme si la musique de Spelterini nous offrait un retournement complet sur elle-même.
Mais ce ne sont que des mots. En sortant du concert de Spelterini auquel j’ai eu la chance d’assister, j’ai tout de suite pensé que si je devais revoir le groupe sur scène dès le lendemain et que même s’il jouait soir après soir les mêmes compositions, j’entendrais tout autre chose, ou en tous les cas j’entendrais une version différente d’une même musique. Comme une expérience qui se renouvelle. Une musique qui s’invente et se réinvente en permanence. Et en fait j’ai exactement le même sentiment au sujet de Pergélisol / Chorémanie, un disque dont chaque écoute me perd autant qu’elle m’éclaire. Entre logique naturelle et dérèglement instinctif.
[Pergélisol / Chorémanie est publié en vinyle par Kythibong records]