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jeudi 25 octobre 2018

Sumac / Love In Shadow






Lorsque Isis s’est enfin séparé en 2010 – soit à peu près cinq années trop tard – les musicologues avertis ne donnaient vraiment pas cher de la peau et de la barbiche excentrique d’Aaron Turner, chanteur/guitariste/capitaine du navire Isis mais aussi boss du label Hydra Head. Le bonhomme était aussi lessivé que les deux derniers albums studio de son groupe, l’heure de la retraite semblait donc avoir sonné. Puis Turner a annoncé la formation de SUMAC en compagnie du batteur Nick Yacyshyn – oui, celui qui joue dans Baptists – avec l’intention d’en découdre à nouveau, quitte à faire ricaner les esthètes experts en métallurgie plus ou moins expérimentale. Il faut pourtant croire que l’interruption d’Isis a servi à quelque chose : redonner l’envie et l’énergie à un Aaron Turner qui avait alors prévenu qu’il voulait jouer une musique lourde et puissante comme il ne l’avait encore jamais fait auparavant… Il disait vrai l’animal. Et avoir à nouveau un groupe bien à lui devait réellement lui manquer puisque depuis 2014 Sumac a publié trois albums studio (des doubles en plus), un mini LP, une cassette live et un album en collaboration avec Keiji Haino (double également). Le dernier en date s’intitule donc Love In Shadow et poursuit l’association entre Sumac et le label Thrill Jockey – label, qui soit dit en passant, a vraiment réussi sa diversification en ouvrant depuis quelques années son catalogue aux groupes à (très) grosses guitares*.

Love In Shadow est à nouveau un double vinyle et il ne comporte que quatre compositions, forcément très longues, entre douze et vingt minutes. Un disque emballé dans une pochette hyper classe avec son fourreau extérieur et surtout son artwork conçu par le patron en personne. Visuellement Love In Shadow a tout pour plaire. Mais vous connaissez la chanson : les belles pochettes ne font pas les bons disques – et inversement. On a toutefois terriblement envie de l’aimer ce Love In Shadow, même si l’écoute des albums précédents avait sonné comme un avertissement sans frais : avec Sumac rien n’est acquis d’avance ; rien n’est facile ni évident ; tout se mérite. Mais au final l’expérience peut se révéler extraordinaire.
Sumac est un groupe fascinant parce qu’il n’a rien de prévisible. Tous les ingrédients sont néanmoins clairement identifiables : une guitare s’échappant des territoires métalliques et hardcore pour flirter avec une noise incendiaire ou – sans crier gare – pour s’enfoncer dans une sorte de blues fracassé et cristallin ; une basse terrassante (celle de Brian Cook qui trouve enfin ici toute sa place, lui qui aux débuts de Sumac n’était pas un membre à part entière du groupe) ; une batterie hallucinante de puissance et d’inventivité ; un chant de golem éructant… Mais ce ne sont que des indications, à peine des indices, ou alors des éléments parcellaires d’une musique qui n’est pas faite pour être consommée telle quelle ni cataloguée définitivement. Love In Shadow est un monstre à plusieurs têtes, un dédale, un massif montagneux, une forteresse haute ou une forêt inextricable et grouillante… il est facile de s’y perdre, d’y avoir froid, l’ombre y est omniprésente et comme sculptée, pétrie, mais Love In Shadow n’est pas synonyme d’effroi et de perdition dans le vide. Au contraire il s’agit d’un disque terrien (les pieds dans la gadoue, quitte à s’enfoncer dedans jusqu’au dessus des genoux) et minéral (toutes ces roches difformes à escalader).

De la rencontre avec Keiji Haino Sumac a gardé l’imprévisibilité et l’inconfort. Le fracas et le bruit. Mais aussi le sens de la complainte obscure et de l’évanescence ténébreuse. Avec Love In Shadow le trio trouve sa véritable dimension, multipliant sans cesse les idées, alternant les ambiances, perturbant les atmosphères, pouvant s’éterniser sur un point précis comme en une lente agonie puis rebondissant vers de nouveaux sommets acérés. C’est ce qui rend Love In Shadow tellement abrupt et tellement difficile… mais si passionnant. Sumac donne corps au paradoxe d’une musique exigeante et ardue qui pourtant devient profondément parlante et nécessaire. Alors déterminer, trop simplement, si le disque se mérite ou pas ne serait pas ici une bonne idée car cela sous-entendrait que du côté de l’auditeur il y a un effort à fournir, comme une partition à déchiffrer, un code à découvrir. Mais tout juste pourrait-on parler de secret bien gardé à trouver. Sans doute que la musique de Sumac ne laisse que le choix entre l’attraction et le rejet si bien qu’il me semble que toute tentative pour apprivoiser et s’approprier cette musique est un effort sans lendemain : dans toute sa complexité elle est aussi vraie et naturelle qu’une cosmogonie dont les seules frontières sont celles de ses infinis en plein mouvement. C’est pourquoi il n’y a rien à faire – et j’admets qu’ainsi je parle en adorateur – parce que Love In Shadow est comme une illumination, une merveille : c’est tout ou rien, et on y croit ou pas.

* une brèche dans laquelle a également fini par s’engouffrer Sacred Bones en signant Thou – mais on en reparlera sûrement