Lorsque Isis s’est enfin séparé en 2010
– soit à peu près cinq années trop tard – les musicologues avertis ne donnaient
vraiment pas cher de la peau et de la barbiche excentrique d’Aaron Turner,
chanteur/guitariste/capitaine du navire Isis mais aussi boss du label Hydra Head.
Le bonhomme était aussi lessivé que les deux derniers albums studio de son
groupe, l’heure de la retraite semblait donc avoir sonné. Puis Turner a annoncé
la formation de SUMAC
en compagnie du batteur Nick Yacyshyn – oui, celui qui joue dans Baptists – avec l’intention d’en découdre à
nouveau, quitte à faire ricaner les esthètes experts en métallurgie plus ou
moins expérimentale. Il faut pourtant croire que l’interruption d’Isis a servi
à quelque chose : redonner l’envie et l’énergie à un Aaron Turner qui
avait alors prévenu qu’il voulait jouer une musique lourde et puissante comme
il ne l’avait encore jamais fait auparavant… Il disait vrai l’animal. Et avoir
à nouveau un groupe bien à lui devait réellement lui manquer puisque depuis
2014 Sumac a publié trois albums
studio (des doubles en plus), un mini LP, une cassette live et un album en collaboration avec Keiji Haino (double également). Le
dernier en date s’intitule donc Love In Shadow et poursuit l’association entre Sumac et le label Thrill Jockey
– label, qui soit dit en passant, a vraiment réussi sa diversification en
ouvrant depuis quelques années son catalogue aux groupes à (très) grosses
guitares*.
Love
In Shadow est à nouveau un double vinyle et il ne comporte
que quatre compositions, forcément très longues, entre douze et vingt minutes. Un
disque emballé dans une pochette hyper classe avec son fourreau extérieur et
surtout son artwork conçu par le patron en personne. Visuellement Love In Shadow a tout pour plaire. Mais
vous connaissez la chanson : les belles pochettes ne font pas les bons
disques – et inversement. On a toutefois terriblement envie de l’aimer ce Love In Shadow, même si l’écoute des albums
précédents avait sonné comme un avertissement sans frais : avec Sumac rien n’est acquis d’avance ;
rien n’est facile ni évident ; tout se mérite. Mais au final l’expérience peut
se révéler extraordinaire.
Sumac
est un groupe fascinant parce qu’il n’a rien de prévisible. Tous les
ingrédients sont néanmoins clairement identifiables : une guitare
s’échappant des territoires métalliques et hardcore pour flirter avec une noise
incendiaire ou – sans crier gare – pour s’enfoncer dans une sorte de blues fracassé et
cristallin ; une basse terrassante (celle de Brian Cook qui trouve enfin
ici toute sa place, lui qui aux débuts de Sumac
n’était pas un membre à part entière du groupe) ; une batterie
hallucinante de puissance et d’inventivité ; un chant de golem éructant…
Mais ce ne sont que des indications, à peine des indices, ou alors des éléments
parcellaires d’une musique qui n’est pas faite pour être consommée telle quelle
ni cataloguée définitivement. Love In
Shadow est un monstre à plusieurs têtes, un dédale, un massif montagneux,
une forteresse haute ou une forêt inextricable et grouillante… il est facile de
s’y perdre, d’y avoir froid, l’ombre y est omniprésente et comme sculptée,
pétrie, mais Love In Shadow n’est pas
synonyme d’effroi et de perdition dans le vide. Au contraire il s’agit d’un
disque terrien (les pieds dans la gadoue, quitte à
s’enfoncer dedans jusqu’au dessus des genoux) et minéral (toutes ces roches
difformes à escalader).
De la rencontre avec Keiji Haino Sumac a gardé l’imprévisibilité et
l’inconfort. Le fracas et le bruit. Mais aussi le sens de la complainte obscure
et de l’évanescence ténébreuse. Avec Love
In Shadow le trio trouve sa véritable dimension, multipliant sans cesse les
idées, alternant les ambiances, perturbant les atmosphères, pouvant s’éterniser
sur un point précis comme en une lente agonie puis rebondissant vers de
nouveaux sommets acérés. C’est ce qui rend Love
In Shadow tellement abrupt et tellement difficile… mais si passionnant. Sumac donne corps au paradoxe d’une
musique exigeante et ardue qui pourtant devient profondément parlante
et nécessaire. Alors déterminer, trop simplement, si le disque se mérite ou pas
ne serait pas ici une bonne idée car cela sous-entendrait que du côté de l’auditeur
il y a un effort à fournir, comme une partition à déchiffrer, un code à
découvrir. Mais tout juste pourrait-on parler de secret bien gardé à trouver. Sans
doute que la musique de Sumac ne
laisse que le choix entre l’attraction et le rejet si bien qu’il me semble que toute
tentative pour apprivoiser et s’approprier cette musique est un effort
sans lendemain : dans toute sa complexité elle est aussi vraie et naturelle
qu’une cosmogonie dont les seules frontières sont celles de ses infinis en plein
mouvement. C’est pourquoi il n’y a rien à faire – et j’admets qu’ainsi je parle
en adorateur – parce que Love In Shadow
est comme une illumination, une merveille : c’est tout ou rien, et on y
croit ou pas.
* une brèche dans laquelle a également fini
par s’engouffrer Sacred Bones en signant Thou – mais on en reparlera sûrement