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mercredi 25 mai 2022

Théorème : Les Artisans

 




Les mots en musique peuvent-ils encore avoir un sens ? Et doit-on, peut-on soi-même mettre d’autres mots sur ceux là ? Sur ce qui ne nous appartient pas et auquel nous avons malgré tout un accès privilégié ? (car écouter un disque, une musique, des paroles est une sorte de privilège, non ?) Le vide qui a entouré la sortie du deuxième album de THÉORÈME est abyssal. Même pas déconcertant parce qu’on pouvait aussi s’y attendre et même l’espérer. Un silence d’ignorance pour ce qui n’est pas compréhensible en moins d’une fraction de seconde. Le vide, cette caractéristique énergivore de notre monde pseudo réel et – par ricochet narcissique – des internets, les espaces incommensurables bourrés jusqu’à la gueule de flux, d’informations, de fils d’actualités, de traceurs, de gâteaux numériques pour appâter les gourmands jamais rassasiés et en manque. La consommation de la bêtise. Tout et rien. Rien dans tout. Avec Les Artisans il ne va être question que de sensations, de pensées et de sentiments comme autant de reflets, de miroirs. Et tout sera vrai.
Théorème est le projet solo de Maïssa que l’on connait sans connaitre, anciennement chanteuse de Sida, apparition moitié-urbaine et moitié de nulle-part, volontairement insaisissable, railleuse et narquoise, difficile à approcher, qui pose des questions auxquelles on ne sait pas répondre, qui ne répond pas aux nôtres (lorsqu’on ose lui en poser) ou alors de façon tellement inattendue et abrupte que l’on se promet de ne plus jamais rien lui demander. Maïssa possède ce pouvoir d’attraction des personnes qui semblent passer leur temps à nous dire j’en ai rien à foutre. Tu m’emmerdes. Laisse-moi tranquille. Mais tu sais malgré tout que tu peux quand même toujours essayer de l’écouter si tu en as le courage et la volonté.
Bien que synonyme d’impraticabilité rugueuse et de descente à la cave dans le noir, tout ceci n’est pas une posture ou une stratégie. Les Artisans est un album court avec huit compositions dont deux instrumentaux – le début de Tertre me fait invariablement penser au Get It On de T-Rex en version electro-minimale. Une grosse pointe de chaloupement hérité du dub ou d’un funk robotique (les lignes de basse de L’Enfer Définitif ou de Tourterelle), des machines qui cliquètent des rythmiques en forme de brindilles sèches et de craquements nocturnes, des couches et des couches de sonorités synthétiques qui paradoxalement en enlèvent plus qu’elles en rajoutent, des interventions parasitaires et un chant monocorde et humainement déformé, accentué on ne comprend pas comment, un déguisement qui distille des mots à moitié mâchouillés et recrachés dans une flaque huileuse, à nos pieds. Attention à ne pas glisser.
Tout est là, on peut le penser, on peut le sentir et on peut en émettre l’hypothèse, bien qu’il doive beaucoup en manquer, alors que Maïssa ne dit que ce qu’elle veut bien nous dire, avec cette diction du bout des lèvres, dans l’épaisseur des mots – encore eux – et du pâteux d’un phrasé chancelant, un phrasé ivre peut-être pour ne pas succomber à l’effort de l’intime et à la connerie d’en face. Les ragas électroniques de Théorème pratiquent l’inconfort sensitif et la poésie brutale à parts égales, la colère et le sarcasme sont au delà d’une véritable déclaration de vindicte, tout est voilé mais pourtant réel, comme la voix qui s’estompe à la fin des Giffles Du Pariétal pour mieux rester imprimée en nous.
Parfois l’affirmation est de sortie – les « je veux, je veux » et les « j’aime » (je t’aime ?) de Radionucléides – et le chant de Maïssa prend de nouvelles allures, luttant contre l’agitation, à peine maitrisée. Te Coloniser Là touche carrément à l’intérieur, en tous les cas c’est le texte le plus immédiatement physique, s’adressant directement à quelqu’un, déclaration d’amour en tutoiement. La seule chose que je regrette c’est que Les Artisans ne comporte pas d’insert avec les paroles imprimées même si je ne suis pas sûr que cela m’aurait aidé à davantage comprendre ces mots là et à placer, ici et maintenant, un peu des miens. Et puis ce n’est toujours pas le problème de Maïssa, évidemment.

[Les artisans est publié en vinyle par Maple Death records, un label insaisissable lui aussi, puisqu’on ne sait pas trop s’il est basé au Canada, en Angleterre ou en Italie – peut-être bien les trois, finalement]