Les mots en
musique peuvent-ils encore avoir un sens ? Et doit-on, peut-on soi-même
mettre d’autres mots sur ceux là ? Sur ce qui ne nous appartient pas et auquel
nous avons malgré tout un accès privilégié ? (car écouter un disque, une
musique, des paroles est une sorte de privilège, non ?) Le vide qui a
entouré la sortie du deuxième album de THÉORÈME
est abyssal. Même pas déconcertant parce qu’on pouvait aussi s’y attendre et
même l’espérer. Un silence d’ignorance pour ce qui n’est pas compréhensible en moins
d’une fraction de seconde. Le vide, cette caractéristique énergivore de notre
monde pseudo réel et – par ricochet narcissique – des internets, les espaces
incommensurables bourrés jusqu’à la gueule de flux, d’informations, de fils
d’actualités, de traceurs, de gâteaux numériques pour appâter les gourmands
jamais rassasiés et en manque. La consommation de la bêtise. Tout et rien. Rien
dans tout. Avec Les Artisans il ne va
être question que de sensations, de pensées et de sentiments comme autant de reflets,
de miroirs. Et tout sera vrai.
Théorème est le projet solo de
Maïssa que l’on connait sans connaitre, anciennement chanteuse de Sida, apparition moitié-urbaine
et moitié de nulle-part, volontairement insaisissable, railleuse et narquoise,
difficile à approcher, qui pose des questions auxquelles on ne sait pas
répondre, qui ne répond pas aux nôtres (lorsqu’on ose lui en poser) ou alors de
façon tellement inattendue et abrupte que l’on se promet de ne plus jamais rien
lui demander. Maïssa possède ce pouvoir d’attraction des personnes qui semblent
passer leur temps à nous dire j’en ai rien à foutre. Tu m’emmerdes. Laisse-moi
tranquille. Mais tu sais malgré tout que tu peux quand même toujours essayer de
l’écouter si tu en as le courage et la volonté.
Bien que synonyme d’impraticabilité rugueuse et de descente à la cave dans le
noir, tout ceci n’est pas une posture ou une stratégie. Les Artisans est un album court avec huit
compositions dont deux instrumentaux – le début de Tertre me fait invariablement penser au Get It On de T-Rex en version electro-minimale. Une grosse pointe
de chaloupement hérité du dub
ou d’un funk robotique (les lignes de basse de L’Enfer Définitif ou de Tourterelle), des machines qui cliquètent des rythmiques en forme de
brindilles sèches et de craquements nocturnes, des couches et des couches de
sonorités synthétiques qui paradoxalement en enlèvent plus qu’elles en rajoutent,
des interventions parasitaires et un chant monocorde et
humainement déformé, accentué on ne comprend pas comment, un déguisement qui
distille des mots à moitié mâchouillés et recrachés dans une flaque huileuse, à
nos pieds. Attention à ne pas glisser.
Tout est là, on peut le penser, on peut le sentir et on peut en émettre
l’hypothèse, bien qu’il doive beaucoup en manquer, alors que Maïssa ne dit que
ce qu’elle veut bien nous dire, avec cette diction du bout des lèvres, dans
l’épaisseur des mots – encore eux – et du pâteux d’un phrasé chancelant, un phrasé
ivre peut-être pour ne pas succomber à l’effort de l’intime et à la connerie
d’en face. Les ragas électroniques de Théorème
pratiquent l’inconfort sensitif et la poésie brutale à parts égales, la
colère et le sarcasme sont au delà d’une véritable déclaration de vindicte, tout
est voilé mais pourtant réel, comme la voix qui s’estompe à la fin des
Giffles Du Pariétal pour mieux rester
imprimée en nous.
Parfois l’affirmation est de sortie – les « je veux, je veux » et les
« j’aime » (je t’aime ?) de Radionucléides
– et le chant de Maïssa prend de nouvelles allures, luttant contre l’agitation,
à peine maitrisée. Te Coloniser Là
touche carrément à l’intérieur, en tous les cas c’est le texte le plus
immédiatement physique, s’adressant directement à quelqu’un, déclaration d’amour
en tutoiement. La seule chose que je regrette c’est que Les Artisans ne comporte pas d’insert avec les paroles imprimées
même si je ne suis pas sûr que cela m’aurait aidé à davantage comprendre ces
mots là et à placer, ici et maintenant, un peu des miens. Et puis ce n’est toujours
pas le problème de Maïssa, évidemment.
[Les artisans est publié en vinyle
par Maple Death records, un
label insaisissable lui aussi, puisqu’on ne sait pas trop s’il est basé au
Canada, en Angleterre ou en Italie – peut-être bien les trois, finalement]