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vendredi 3 janvier 2020

Exek / Some Beautiful Species Left





J’ai bien pris soin de mettre un peu de côté Some Beautiful Species Left, le troisième album des australiens de EXEK. Ce qui ne signifie pas que jusqu’ici je ne l’ai presque jamais écouté, bien au contraire. Mais le concert du groupe auquel j’ai pu assister en septembre dernier m’ayant particulièrement emballé et ravi, j’ai préféré, au moins pour une certaine période, séparer les deux : d’un côté ce fameux concert et de l’autre le disque. Le temps que les souvenirs fassent leur travail de sape et de reconstruction ; le temps aussi de laisser à cet enregistrement une chance supplémentaire de vivre par lui-même et uniquement par lui même.
C’est que Some Beautiful Species Left est un album déconcertant. Et pas seulement lorsqu’on a pu avoir la chance de voir le groupe sur scène, un groupe défendant presque avec acharnement une musique très rythmique, traversée de lignes de basse dub et de plans de guitare qui cisaillent les oreilles, une musique qui donne malgré tout envie de danser comme un réfrigérateur rescapé des eighties – ma grande spécialité – tout en incitant à mettre les doigts dans une prise électrique. Le nom est lâché, Exek est l’un des meilleurs représentants actuels du post punk, piochant allégrement dans ce que pouvaient offrir à la fin des années 70 et début des années 80 des formations aujourd’hui légendaires et incontournables telles que PiL (pour les lignes de basse aquatiques et les guitares mi aigrelettes mi métalliques), A Certain Ratio (pour le groove robotique et la distanciation) et même The Fall (pour la morgue et l’arrogance électrique). Je le vends bien, non ?

Some Beautiful Species Left reprend en partie tous ces éléments mais différemment. Parce que visiblement Exek et son Général en chef Albert Wolski – chant, guitare, basse, piano, violon, percussions et production, oui rien que ça – veulent absolument faire la différence. En concert le groupe défouraille. En studio, il expérimente et il s’amuse – enfin, façon de parler puisque la musique d’Exek ressemble beaucoup à un bac à glaçons fabriqués à base de lave-glaces frelaté. Cette différenciation / partition me rappelle celle (attention il s’agit d’une comparaison extrêmement osée) d’un Joy Division rendu méconnaissable en studio par le travail de production d’un Martin Hannett complètement obnubilé par sa maniaquerie et des idées bien arrêtées en matière de son. Sauf que, encore une fois, dans le cas d’Exek la métamorphose est volontaire et assumée et non pas partiellement subie comme ce fut le cas autrefois pour les mancuniens.
Some Beautiful Species Left est un album étrange et fantomatique. Parfois informe, flou et décharné tant la musique qui y est enregistrée semble provenir de nulle part, comme si par on ne sait quel miracle elle traversait murs, sol et plafond pour parvenir jusqu’à nous. Ce n’est pas qu’une question de brouillard gazeux et de vapeurs d’azote liquide, mais aussi la sensation de se retrouver entouré, encerclé, par des formes musicales qui échappent à notre perception directe et notre compréhension immédiate. Si Exek était une espèce d’alien, ce serait un alien subtilement magmatique et diaphane que l’on aurait malgré tout du mal à comparer à un ectoplasme. Ce serait plutôt une sorte de présence, bien réelle s’il en est, puisque capable de projeter son ombre vampirique sur nous ou même de nous masquer notre propre reflet dans un miroir (l’effet Horla, en quelque sorte).
Les déchirements de guitares se muent en barrissements hypnotiques, la batterie cliquette comme des gouttes d’eau tombant sur une bâche en plastique, la basse prend le large, le synthétiseur plonge dans l’acide et le chant un peu nasillard psalmodie avec tout le détachement nécessaire. Some Beautiful Species Left ne tombe pas pour autant dans le piège de la mélancolie plastifiée ou dans celui de l’enfermement réfrigéré et malaisant : Exek préfère le déphasement, muant son post punk/neo kraut/whatever en objet durablement fugitif mais ô combien captivant pour qui sait se laisser ensorceler par son étrange magie électrique. Some Beautiful Species Left est tout simplement l’un de mes disques préférés de l’année 2019.

[Some Beautiful Species Left est publié en vinyle par SDZ records]