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mercredi 18 septembre 2019

Louis Jucker / Kråkeslottet


Cela fait plusieurs mois que ce Kråkeslottet traine à la maison. Ce qui est plutôt ironique et cocasse pour un disque enregistré presque à l’autre bout du monde, du côté de la Norvège et au delà du cercle polaire. Alors que moi je suis plutôt du genre à ne jamais sortir, sauf pour aller à un concert et à l’unique condition que le concert en question ait lieu à moins de trente minutes à vélo. Je suis un pantouflard pour qui prendre le train pour aller en Bretagne reste toute une aventure (par exemple). Quelqu’un qui préfère s’émerveiller par procuration plutôt que d’aller voir et d’essayer par lui-même ce qu’il ne connait pas encore. C’est le côté pratique et confortable de la musique, la meilleure des drogues du monde pour l’imagination. Ça et regarder le plafond se déformer doucement.
Cela fait donc plusieurs mois que Kråkeslottet traine chez moi, au milieu de tout un tas (bien rangé, le tas : ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit) de disques pas encore réellement écoutés, de disques abandonnés en cours de route, de disques parfois donnés par quelqu’un espérant que j’allais en tirer une chronique, de disques oubliés. J’ai acheté Kråkeslottet après avoir assisté à un concert de Louis Jucker et d’Émilie Zoé à la Triperie. En février dernier. Un concert qui m’avait tellement plu que j’ai embarqué le disque de Louis à la fin, faisant fi des restrictions budgétaires et des fins de mois difficiles. Ce jour là et pour toute cette tournée hivernale LOUIS JUCKER était accompagné de ses petits camarades de Coilguns* et je trouvais que cela allait tellement bien à ces quatre garçons plutôt habitués aux déferlantes hardcore noise de jouer une musique un peu électrique mais pas trop, une sorte de folk habité, dont le squelette aurait été subtilement habillé d’un peu de chair grungy, noisy et arty. Je pensais que Kråkeslottet allait être le digne écho de ce très bon concert et rien de plus.




La réponse à toutes mes attentes n’est pas aussi simple et sur le moment s’est révélée plutôt déconcertante – parce qu’en plus d’éviter de sortir de chez moi je prends mes rêves désirs pour la réalité. Kråkeslottet a été enregistré par Louis Jucker tout seul, au milieu de nulle part au nord de la Norvège, au niveau du 69ème parallèle peut-on lire sur la pochette, à un endroit qui a donné son nom au disque et qui signifie le château du corbeau**. Là bas le musicien a non seulement trouvé l’inspiration nécessaire mais il a également trouvé des instruments et divers objets qui lui ont permis de mettre en musique ses compositions. Ainsi sur Kråkeslottet on peut entendre de l’harmonium, de l’orgue, de la guitare sèche, du piano désaccordé, de la machine à écrire mais également des percussions exécutées sur un os de baleine*** ou sur un vieux four à bois. Aucune trace de guitare électrique, de basse, de batterie. Pas la moindre intervention d’aucun membre de Coilguns à l’horizon mais uniquement Louis Jucker, sa voix, ses compositions, ses instruments de fortune ou bricolés plus quelques field recordings pris sur le vif en Norvège.
Ce qui fait de Kråkeslottet un disque particulièrement intrigant (parce que se révélant de plus en plus spécial). Et maintenant – il était temps – que le souvenir de ce fameux concert de Louis Jucker featuring Coilguns n’est, précisément, plus qu’un souvenir, cet enregistrement prend une toute autre dimension. Il est tout d’abord marquant de constater qu’en dépit de son côté bricolé, presque aléatoire, lo-fi, solitaire et apparemment instantané Kråkeslottet est un album qui se tient, ce n’est pas un disque-vignette en forme de carte postale envoyée par un explorateur du dimanche et composé de bouche-trous enregistrés par désœuvrement. Peut-être Louis Jucker avait-il avant son départ pour la Norvège le commencement d’une idée d’un projet pour un disque (ou pas), peut-être nombre des compositions du disque étaient-elles déjà dans sa tête mais le résultat est bluffant, parce que paradoxalement achevé et cependant flottant, concret et néanmoins hanté, fantomatique. Terrien et poétique. Maritime et fugitif. Un disque que l’on écoute tel quel, pour ce qu’il est, une offrande miraculeuse. Et chaque chanson de Kråkeslottet possède son petit truc à elle, une séduction particulière : une trouvaille sonore poétique par ici, une instrumentation funambule par là…
On sait que Louis Jucker est une sorte de boulimique et de stakhanoviste de la musique. On ne compte plus le nombre de projets auxquels il a déjà participé ou qu’il a initiés et surtout on s’étonne toujours autant de la diversité des styles abordés par le musicien/chanteur. Alors difficile de dire si Kråkeslottet est son œuvre la plus personnelle à ce jour. Mais quelque chose me pousse à croire qu’il s’agit au moins de l’un de ses disques les plus spécifiques et les plus particuliers (oui, je t’ai déjà dit que je prends souvent mes désirs pour la réalité). Il aurait donc été encore plus dommage qu’il n’en propose pas une relecture différente lors de ses concerts avec les Coilguns. Et il aurait été dommage que j’en reste là, bêtement, à attendre que mon plafond se déforme une nouvelle fois. La musique de Louis Jucker a ceci d’inestimable qu’elle peut s’incarner de différentes façons, avoir plusieurs vies. Merci pour le voyage.

[Kråkeslottet comporte huit chansons, dure vingt huit minutes, tourne en 45 tours et est publié en vinyle transparent par Hummus records]

* lesquels Coilguns s’apprêtent déjà à publier leur troisième album, fichtre
** je ne parle toujours pas le norvégien mais le disque étant sous-titré « The Crow’s Castle », cela tombe sous le sens
*** si tu n’as jamais vu d’os de baleine de ta vie jette donc un œil sur la pochette du disque