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mardi 22 décembre 2020

Sumac / May You Be Held

 


 

La détermination et la ténacité de SUMAC sont telles que j’ai toujours du mal à m’en remettre. Déjà, le trio composé d’Aaron Turner (guitare et voix), Brian Cook (basse) et Nick Yacyshyn (batterie) est incroyablement prolifique : cinq albums depuis 2014 dont quatre doubles LP, des disques auxquels il convient de rajouter deux autres doubles vinyles enregistrés en collaboration avec le maitre japonais Keiji Haino. Et puis le niveau de la musique de Sumac est invariablement stupéfiant… Sortir autant de disques sans jamais se montrer décevant, avoir toujours quelque chose à exprimer, savoir creuser et creuser encore et toujours… OUI pour moi il est indéniable que Sumac est l’une des meilleures formations actuelles du metal moderne.
Mais attends un peu un instant… J’ai bien écrit « metal » ? Oui et je le regrette déjà. Je ne peux pas nier que les trois musiciens font plus ou moins partie de toute cette scène là – au sens large, c’est-à-dire en incluant toutes ses hybridations et toutes ses dérivations hardcore moderne et / ou éventuellement noise – ne serait-ce qu’avec tous les groupes dans lesquels ces trois là jouent ou ont joué auparavant. Mais c’est bien l’unique argument que l’on pourra avancer en faveur de cette théorie trop simplificatrice : par exemple il n’y a finalement que fort peu de liens évidents et de passerelles entre Sumac et Isis, le projet le plus connu d’Aaron Turner et que j’avais fini par détester plus que tout ou presque, jusqu’à sa séparation en 2010. 

Dix années plus tard Turner est donc à la tête de l’un de ses plus impressionnants projets, une hydre musicale qui croise et entremêle accents métallurgiques et expérimentations bruitistes ou ambient, faisant une relecture de ce bon vieux blues ancestral et satanique, aussi déviant que fondateur, en le bardant d’électricité foisonnante et en lui faisant emprunter des chemins et des détours dont les circonvolutions multiples semblent infinies. Des labyrinthes mouvants de méandres qui à chaque fois changent de sens, d’inclinaison, d’orientation, de direction : lorsqu’on (ré)écoute un disque de Sumac – et plus particulièrement le fantastique May You Be Held – on découvre systématiquement un autre disque. Il y a toujours quelque chose de nouveau, une sensation, qui apparait et c’est pour cette raison que l’écoute de la musique du trio reste une expérience hors du commun mais une expérience épuisante et éprouvante. Car au-delà de son pouvoir de fascination il s’agit d’une musique à la fois carnée et cannibale, tout le vertige de la chair et du sang.

En si peu d’années mais tellement d’enregistrements Sumac a déjà construit une œuvre à part entière. Il y a toute une logique derrière, dont on ne sait si elle est préméditée ou non, un lien très fort qui relie tous les albums du trio, et finalement une réalité qui se dévoile. Une logique derrière laquelle la présence de Keiji Haino tient une place importante. Bien qu’il n’apparaisse nullement sur May You Be Held, le japonais y est bel et bien présent, dans la façon étourdissante qu’à Sumac de déverser ses torrents soniques comme autant de coulées de lave volcanique. Comme dans celle d’installer des climats moins bruyants mais tout aussi chargés en tension. Pourtant on ne saurait se résoudre à limiter la musique du trio aux prétendues leçons apprises du sensei Haino.
Il y a bien un lien mais c’est celui, consanguin, de la fraternité musicale et artistique, le musicien japonais ayant trouvé dans Sumac son reflet déformé jusqu’à la sublimation et le groupe ouvrant de nouvelles voies – notamment celle de la lourdeur et des rythmiques implacables propres au metal / hardcore – auxquelles Keiji Haino n’aurait sans doute jamais pensé autrement (et sans doute avait-il besoin de musiciens de la trempe des trois Sumac pour avoir une telle optique et, surtout, envisager de pouvoir y parvenir). Il s’agit, si on veut, d’une sorte de symbiose dont May You Be Held est la représentation à trois, et peut-être bien la meilleure de toutes. Et en parlant de sublimation : Sumac réussit sur son dernier album à transformer les corps solides en nuées gazeuses et derrière la masse et la force exprimée quelque chose de toujours plus ténébreux se fait jour, quelque chose qui nous enveloppe et nous transforme à notre tour, impalpables et immatérielles statues de pierre évaporée.

 
[May You Be Held est publié en double vinyle et en CD par Thrill Jockey et même en cassette par Sige records, le propre label d’Aaron Turner]