La détermination
et la ténacité de SUMAC sont telles que
j’ai toujours du mal à m’en remettre. Déjà, le trio composé d’Aaron Turner
(guitare et voix), Brian Cook (basse) et Nick Yacyshyn (batterie) est
incroyablement prolifique : cinq albums depuis 2014 dont quatre doubles
LP, des disques auxquels il convient de rajouter deux autres doubles vinyles
enregistrés en collaboration avec le maitre japonais Keiji Haino. Et puis le
niveau de la musique de Sumac est invariablement stupéfiant… Sortir
autant de disques sans jamais se montrer décevant, avoir toujours quelque chose
à exprimer, savoir creuser et creuser encore et toujours… OUI pour moi il est
indéniable que Sumac est l’une des meilleures formations actuelles du
metal moderne.
Mais attends un peu un instant… J’ai bien écrit « metal » ? Oui
et je le regrette déjà. Je ne peux pas nier que les trois musiciens font plus
ou moins partie de toute cette scène là – au sens large, c’est-à-dire en
incluant toutes ses hybridations et toutes ses dérivations hardcore moderne et / ou
éventuellement noise – ne serait-ce qu’avec tous les groupes dans lesquels ces trois là jouent ou ont
joué auparavant. Mais c’est bien l’unique argument que l’on pourra avancer en
faveur de cette théorie trop simplificatrice : par exemple il n’y a
finalement que fort peu de liens évidents et de passerelles entre Sumac
et Isis, le projet le plus connu d’Aaron Turner et que j’avais fini par
détester plus que tout ou presque, jusqu’à sa séparation en 2010.
Dix années plus tard Turner est donc à la tête de l’un de ses plus impressionnants
projets, une hydre musicale qui croise et entremêle accents métallurgiques et
expérimentations bruitistes ou ambient, faisant une relecture de ce bon vieux
blues ancestral et satanique, aussi déviant que fondateur, en le bardant
d’électricité foisonnante et en lui faisant emprunter des chemins et des
détours dont les circonvolutions multiples semblent infinies. Des labyrinthes
mouvants de méandres qui à chaque fois changent de sens, d’inclinaison, d’orientation,
de direction : lorsqu’on (ré)écoute un disque de Sumac – et plus
particulièrement le fantastique May You Be Held – on découvre systématiquement
un autre disque. Il y a toujours quelque chose de nouveau, une sensation, qui
apparait et c’est pour cette raison que l’écoute de la musique du trio reste une expérience hors du
commun mais une expérience épuisante et éprouvante. Car au-delà de son pouvoir
de fascination il s’agit d’une musique à la fois carnée et cannibale, tout le
vertige de la chair et du sang.
En si peu d’années mais tellement d’enregistrements Sumac a déjà
construit une œuvre à part entière. Il y a toute une logique derrière, dont on
ne sait si elle est préméditée ou non, un lien très fort qui relie tous les albums
du trio, et finalement une réalité qui se dévoile. Une logique derrière
laquelle la présence de Keiji Haino tient une place importante. Bien qu’il
n’apparaisse nullement sur May You Be Held, le japonais y est bel et
bien présent, dans la façon étourdissante qu’à Sumac de déverser ses
torrents soniques comme autant de coulées de lave volcanique. Comme dans celle
d’installer des climats moins bruyants mais tout aussi chargés en tension.
Pourtant on ne saurait se résoudre à limiter la musique du trio aux prétendues
leçons apprises du sensei Haino.
Il y a bien un lien mais c’est celui,
consanguin, de la fraternité musicale et artistique, le musicien japonais ayant
trouvé dans Sumac son reflet déformé jusqu’à la sublimation et le groupe
ouvrant de nouvelles voies – notamment celle de la lourdeur et des rythmiques
implacables propres au metal / hardcore – auxquelles Keiji Haino n’aurait sans
doute jamais pensé autrement (et sans doute avait-il besoin de musiciens de la
trempe des trois Sumac pour avoir une telle optique et, surtout,
envisager de pouvoir y parvenir). Il s’agit, si on veut, d’une sorte de
symbiose dont May You Be Held est la représentation à trois, et
peut-être bien la meilleure de toutes. Et en parlant de sublimation : Sumac
réussit sur son dernier album à transformer les corps solides en nuées gazeuses
et derrière la masse et la force exprimée quelque chose de toujours plus
ténébreux se fait jour, quelque chose qui nous enveloppe et nous transforme à
notre tour, impalpables et immatérielles statues de pierre évaporée.
[May You Be Held est publié en double vinyle et en CD par Thrill Jockey
et même en cassette par Sige records, le propre
label d’Aaron Turner]