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lundi 16 juillet 2018

The Thing / Again






Un album de THE THING est toujours un évènement dans le petit monde du jazz. Depuis bientôt presque deux décennies, le trio emmené par le saxophoniste Mats Gustafsson et la section rythmique composée du bassiste Ingebrigt Håker Flaten et du batteur Paal Nilsen-Love dépoussière allègrement le free, celui hérité d’Ornette Coleman, de Don Cherry mais surtout d’Albert Ayler (via Peter Brötzmann), le tout avec un brio incendiaire qui place The Thing largement au dessus de la mêlée. On peut préférer les aventures plus contrastées de Fire ! (autre projet de Gustafsson qui pourtant n’en manque vraiment pas), ce qui n’est pas mon cas : je suis du type conservateur obtus, traditionnaliste intransigeant voire réactionnaire intolérant et la puissance de feu (sic) qui semble radicalement animer la musique de The Thing arrive toujours à me réchauffer d’une incomparable façon.
Again est un énième album du trio – j’ai vraiment trop la flemme de compter mais on approche à peu près de la vingtaine – de prime abord plus « classique » que la plupart des autres enregistrements de The Thing avec ses trois compositions seulement et, formellement, il semble le plus proche du free jazz iconoclaste des années 60. Le trio aime faire régulièrement des reprises de garage 60’s (sa version de The Witch des Sonics est un délice) et s’accoquiner avec des musiciens très différents (de Otomo Yoshihide à Neneh Cherry en passant par Thurston Moore et James Blood Ulmer) mais avec ce nouvel album il recentre son propos sans rien perdre de son incandescence. Pas trop de coquetterie, donc.

Sur Face est une longue suite de près de vingt minutes composée par Gustafsson et pendant laquelle The Thing passe par tous les états possibles, déployant inlassablement la carte de ses différents savoir-faires et de ses humeurs sans pour autant faire étalage d’outrecuidance. Plus qu’un hommage bien senti au jazz libéré et libertaire, Sur Face est un étonnant voyage dans ce que j’interprète comme le jardin (pas si) secret du saxophoniste, son credo musical, sa raison de vivre peut-être, au moins à titre symbolique. A plus de cinquante ans – il est né en 1964 – Mats Gustafsson n’aura jamais été aussi brillant, aussi fougueux mais également aussi nuancé et aussi délicatement émouvant. La partie finale de Sur Face est un moment de grâce nous incitant, littéralement donc, à gratter au delà des apparences et des choses, un moment privilégié, une sorte de bulle en état de suspension…
… Alors il est d’autant moins étonnant que la composition suivante du disque soit une reprise de Frank Lowe : Decision In Paradise s’enchaine parfaitement après les dernières notes de Sur Face. The Thing avait déjà dans le passé rendu hommage à ce grand mais trop méconnu saxophoniste admirateur de John Coltrane et qui au sein des musiciens de la seconde vague free jazz avait su se démarquer complètement de son incontournable et illustre ainé (dont il a tardivement mais magnifiquement repris Impressions, sur son album Bodies And Soul en 1995). Lorsque pour l’album She Knows… (l’un des tout meilleurs de The Thing) Gustafsson et ses camarades avaient enregistré For Real de ce même Frank Lowe, le trio était accompagné du géant Joe McPhee. Lequel est à nouveau présent avec sa trompette de poche et ses cris de harpie sur ce Decision In Paradise. Qui d’autre que l’ami et acolyte de Lowe pour donner encore plus de relief à cette très belle version du porte-étendard de ce que beaucoup considèrent comme de l’un des meilleurs albums du saxophoniste disparu* ? Les notes du livret accompagnant Again font directement allusion à ce dernier, pygmalion de modestie, alors il y a peu de chances pour que tout ceci fasse gagner un peu plus de reconnaissance à Frank Lowe.

Troisième et dernier titre de Again, Vicky Di est une composition de Ingebrigt Håker Flaten pour laquelle le bassiste a troqué sa contrebasse contre une basse électrique et se fend d’un solo poliment bruitiste et chargé d’effets bordés mais qui a le bon goût de ne pas trop s’éterniser. De son côté Gustafsson abandonne le saxophone ténor et opte élégamment pour le saxophone soprano. Avec Vicky Di on se frotte au côté le plus consensuellement moderniste – tendance free jazz électrique de salon chéri-chéri – de The Thing, mais aussi le moins fantaisiste, le moins drôle et le plus cérébral, celui que j’aime le moins.
On peut ainsi considérer Again comme un triptyque dont Decision In Paradise serait le pivot central et profondément affectif** encadré par un Sur Face représentant les fondations du trio tandis que Vicky Di défendrait les évolutions électriques de sa musique. Un triptyque faisant de Again un album-somme (malgré son titre un peu paresseux) et qui surtout fait penser à un album testamentaire – car en y regardant bien voilà un résumé quasi exhaustif des aspirations jazz de The Thing. En tous les cas il s’agit d’un enregistrement dans la très bonne moyenne du trio même si pour découvrir The Thing on préférera forcément l’écoute du premier album sans titre (2001), de Garage (2004) ou de Bag It ! (2009).

[Again est publié en CD et vinyle par The Thing records en association avec Trost records, label dont la catalogue de nouveautés, de rééditions et d’éditions exclusives en vinyle (via sa division Cien Fuegos) ne cesse de me mettre la bave aux lèvres]

* l’album Decision In Paradise a été édité en 1985 par Soul Note et une réédition en bonne et due forme serait plus que bienvenue
** surtout avec un titre pareil…