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mercredi 11 janvier 2023

[chronique express] Keiji Haino + SUMAC : Into This Juvenile Apocalypse Our Golden Blood To Pour Let Us Never

 


Into This Juvenile Apocalypse Our Golden Blood To Pour Let Us Never constitue la troisième collaboration entre KEIJI HAINO et SUMAC et il n’y aura aucun suspens : il s’agit aussi de la meilleure. Aaron Turner raconte volontiers que lorsque les deux entités se sont rencontrées en 2017, c’était une demi-heure à peine avant que ne soit enregistré leur premier album en commun. Mais il semblerait que pour Into This Juvenile Apocalypse […] les choses se soient passées un peu différemment. Déjà, les quatre musiciens en présence ont appris depuis quelques années à se connaitre et pas seulement au niveau musical, puisque (là aussi c’est eux qui en parlent) ayant partagé des moments de convivialité et d’amitié en dehors des studios et des scènes de concert. Il a été dit également que Keiji Haino, préalablement à ce nouvel enregistrement, a inopinément provoqué une sorte de réunion, demandant aux autres ce qu’ils envisageaient de faire et donnant lui-même quelques pistes. Evidemment c’était un piège : le musicien et grand maitre japonais (« Haino-san ») a fait le contraire de ce qu’il avait avancé, relançant ainsi le processus créatif d’une association plus que jamais prolixe et éclairée. Ce processus de création improvisée cher à Keiji Haino répond à une double exigence, celle d’aller de l’avant, de jouer, jouer, jouer… et celle de provoquer des ruptures avec le dit processus, générant chocs, accidents, mystères et – résultat espéré – surgissements de grâce. Des mystères, cet album en contient plus que jamais, tout comme il regorge d’espaces de pure magie, les quatre musiciens se rejoignant dans la célébration païenne d’un blues reconstruit et bruitiste traversé d’incantations folles lancées par des fantômes lumineux et magnifiques. Un très grand disque, définitivement. 

lundi 15 novembre 2021

Thalia Zedek : Perfect Vision

 

Il y a des choses et des gens qui ne changent pas et on ne peut que s’en réjouir. Il y a aussi des musiques que l’on pense connaitre par cœur, qui ne surprennent plus vraiment depuis longtemps mais dont on est toujours curieux puis content de découvrir les derniers développements, à l’occasion d’un nouvel enregistrement ou d’un énième concert. A ce titre THALIA ZEDEK est un cas d’école et il y aurait deux façons de parler de sa musique, d’évoquer cette musicienne incroyable et cette chanteuse magnifique. La première c’est de dire : encore un disque de Thalia Zedek. La seconde c’est d’affirmer que Thalia Zedek ne déçoit pas et qu’elle reste plus que jamais dans nos cœurs. Je me situe clairement dans le deuxième camp.
Je suis évidemment contre toute forme d’idolâtrie – la musique n’est pas une religion, sauf peut-être, encore une fois, pour les amateurs de heavy metal et de jazz-rock – et les musiciens ne sont pas des dieux, pas plus que les musiciennes ne sont des déesses. La musique peut (et même doit) nous transcender mais, pour moi, cela se passe toujours à un niveau accessible, cela doit toujours rester à l’échelle de l’humain. Et au milieu de toute cette humanité exprimée, Thalia Zedek occupe définitivement une place à part.







J’ai été frappé par la pochette de Perfect Vision. Cette collection d’yeux qui te regardent alors que normalement, si tu es amateur de musique sur supports physiques et notamment de vinyles, c’est toi qui regardes et scrutes la pochette du disque que tu es en train d’écouter. Ce n’est pas vraiment un retournement de situation mais une façon aussi valable qu’une autre de nous dire quelque chose comme : tu sais, cette musique je l’ai écrite pour moi mais je l’ai aussi écrite pour toi, en l’écoutant c’est moi que tu écoutes et que tu regardes mais je te vois également. C’est ça le grand principe d’humanité dans la musique de Thalia Zedek. Et puis, lorsqu’on a déjà eu la chance d’assister à l’un de ses concerts, on connait les yeux clairs et le regard profond, intense et décidé de la chanteuse. On parle souvent de sa voix, de cette incarnation de fait spectaculaire qu’elle donne à ses textes mais son regard est presque tout aussi important, bien que silencieux. Et je pourrais aussi me demander si ses yeux à elles et/ou ceux des musiciens et musiciennes qui l’accompagnent sur Perfect Vision sont ceux qui l’on voit sur la pochette du disque. J’aime à penser que oui et c’est l’avantage d’écouter un disque en pouvant en même temps regarder sa pochette : avoir ce genre de pensées c’est aussi pouvoir s’approprier la musique… et voilà un autre grand principe d’humanité.
Perfect Vision est donc le sixième album du Thalia Zedek Band, mais si on compte les disques sortis sous le seul nom de la musicienne entre 2001 et 2004 on passe à huit albums. La formule voix/guitare/basse/violon/batterie de son groupe semble plus que jamais convenir à Zedek qui livre là l’un de ses meilleurs enregistrements. Si on le compare au précédent Fighting Season (un disque à mon sens plus tendu et en colère, aux limites du positionnement politique) Perfect Vision est un disque plus doux, plus apaisé et diffusant davantage de lumière. C’est en tous les cas ce que semble indiquer Cranes et sa guitare lapsteel aérienne placé au début de la face A. Mais derrière le mélange toujours très fructifiant de blues, folk et rock de Thalia Zedek – toujours unique compositrice et auteure – il y a cette émotion sincère, cette petite musique discrètement mélancolique, ces airs un peu tristes mais dont l’écoute réchauffe plus que tout. Pour en revenir au début de cette chronique, tout y est déjà connu mais tout est également nouveau ou plutôt renouvelé sur Perfect Vision. Même lorsque des arrangements supplémentaires font leur apparition – de la trompette lumineuse sur un From The Fire aux couleurs aussi western spaghetti que balkaniques, du piano sur Smoked et le magnifique Tolls joué par une certaine Alyson Chesley plus connue sous le pseudonyme d’Helen Money – la musique de Thalia Zedek garde cette évidence et ce caractère universel qui lui sont propres. Une définition comme une autre de la beauté.
Je vais peut-être me montrer présomptueux mais je suis prêt à défier qui que ce soit de ne pas être profondément touché·e et ému·e par une chanson telle que Overblown. Ou par Smoke… The Plan, Revelation Time, Remain, Tolls, en fait quasiment toute la deuxième face du disque. La liste des vrais moments forts de Perfect Vision est aussi longue que l’effet bienfaisant et réconfortant du disque est durable et profond… Et maintenant je ne sais vraiment pas quoi dire d’autre. Voilà.


[Perfect Vision est publié en vinyle et en CD par Thrill Jockey]


lundi 1 novembre 2021

[chronique express] The Body & Big Brave : Leaving None But Small Birds

  

 



Que pouvait-on attendre de l’association entre THE BODY – groupe plutôt mal-aimé dans ces colonnes depuis I shall Die Here (2014) – et BIG BRAVE dont au contraire les trois derniers LP se sont révélés toujours plus essentiels ? Réponse : il n’y a presque rien de The Body sur Leaving None But Small Birds, ni effets spéciaux indus ni métallurgie théâtrale et en fait il n’y a pas grande chose non plus de Big Brave… En résumé, on a droit à un mélange de folk gothique, de country crépusculaire et de rock atmosphérique. Emmené par les ritournelles obsédantes du très lyrique Blackest Crow, l’album marque cependant très vite le pas, ne réussissant pas à capitaliser sur l’effet de surprise et se contenant de n’être qu’un disque certes agréable et même parfois fleuri, campagnard. C’est joli, coloré et rafraichissant mais d’une candeur déconcertante. En dernier recours Polly Gosford tente de remettre les pendules électriques à l’heure mais rien n’y fait, Leaving None But Small Birds ne suscitera pas davantage d’émois. Et seule Robin Wattie s’en tire avec les honneurs grâce à son chant toujours aussi merveilleux quoi que dans un registre différemment passionné que d’habitude. Contrairement au Vital de Big Brave, Leaving None But Small Birds ne fera donc pas partie des albums indispensables de cette année 2021.

 


mercredi 13 octobre 2021

Bummer : Dead Horse

 

C’était plié d’avance : la publication en septembre 2020 par Thrill Jockey d’un 7’ partagé entre les affreux et hyperactifs The Body et BUMMER ne faisait qu’annoncer l’arrivée fracassante de ces derniers au sein d’un label – tout de même maison de Tortoise comme de Thalia Zedek – qui n’en finit pas de se diversifier. Le trio de Kansas City rejoint ainsi les gros-du-bide Eye Flys dans la catégorie attention ça va faire mal, option overdose de lipides et distribution générale de postillons. Les complétistes noteront cependant que le titre False Floor qui apparaissait sur le susnommé split single figure également – certes dans une version un peu différente – au tracklisting de Dead Horse, le tout nouvel album de Bummer (toujours chez Thrill Jockey, donc). J’aime bien chipoter.
Mais commençons par la pochette et cette superbe peinture intitulée Sense Titol, une œuvre signée Joan Lalucat Vehil. J’ai d’abord pensé à un visage effrayé qui aurait été peint par un Shahda gothique avant d’y voir comme une version fantomatique de la Méduse. Je l’imagine très bien, cette chevelure de serpents menaçants et affamés qui encadrent cette tête émergeant du goudron, une face blafarde que l’on a du mal à trouver réellement monstrueuse et dont finalement on ne sait pas si elle exprime une peur insondable ou si elle cherche à susciter cette même peur chez celui ou celle qui la regarde. Un peu des deux, je crois, comme si ce masque chargé de terreur découvrait son reflet et double dans le miroir de nos yeux. Du coup c’est nous qui nous posons des questions, comme lorsque au cinéma un personnage à l’écran nous agrippe en nous lançant un regard-caméra.







Musicalement Dead Horse reprend les choses là où Bummer les avaient laissées avec ses précédents enregistrements, le gros (gros) son en plus, même si le groupe n’a jamais été avare en débordements soniques et en déflagrations noise. Composé du guitariste et chanteur Matt Perrin, du bassiste Mike Gustafson et du batteur Sam Hutchinson – soit la formation classique du trio noise-rock – Bummer n’est apparemment que peu enclin à faire dans le détail ou dans la finesse. Les amateurs seront donc satisfaits par un disque de facture classiquement bourrine (bourrinement classique ?) où les surprises, bonnes ou mauvaises, ne sont pas de mise et où les ingrédients de base sont archi-connus. Ça passe ou ça casse et dans mon cas ça passe parce que la noirceur et la violence opiniâtre de Dead Horse arrivent à combler mon petit gros déficit existentiel personnel. On remarquera quand même quelques coquetteries (des samples de vieux films dont les notes de l’insert nous indiquent qu’ils sont tombés dans le domaine public depuis des lustres) et des invités de marque aux backing vocals (rien de moins que Matt King de Portrayal Of Guilt sur un titre et l’immense Sean Ingram de Coalesce sur deux autres).
En ce qui concerne plus particulièrement le chant principal et comme souvent avec les groupes de la trempe de Bummer, celui que l’on peut entendre sur Dead Horse est l’élément le moins intéressant du disque. Dans son genre à lui Matt Perrin s’en sort très bien, c’est un braillard aguerri et colérique mais il manque singulièrement d’originalité et de nuances. Comparer est toujours un peu trop facile mais Jesus Lizard avec David Yow, Kevin Whitley avec Cherubs ou – plus contemporain et beaucoup plus proche musicalement de Bummer – ILS avec Tom Glose font toute la différence. On aurait vraiment pu en attendre davantage de la part de Matt Perrin parce qu’on sait aussi qu’il en est capable, la preuve : le chant sur Magic Cruel Bus est de loin le plus nuancé de tout l’album et c’est surtout une vraie réussite. Si on ne rechignera jamais devant de belles gueulantes bien ajustées on peut aussi affirmer qu’ici la teneur et la couleur générales du chant lead ne font pas assez pour l’identité d’un groupe qui joue par ailleurs une musique aussi marquée stylistiquement. Mais là encore je chipote : Bummer et Dead Horse figureront sans aucun doute dans le Top 10 de l’année 2021 des groupes et albums de noise-rock pur et dur.

[Dead Horse est publié en vinyle, CD, etc. par Thrill Jockey]



mardi 22 décembre 2020

Sumac / May You Be Held

 


 

La détermination et la ténacité de SUMAC sont telles que j’ai toujours du mal à m’en remettre. Déjà, le trio composé d’Aaron Turner (guitare et voix), Brian Cook (basse) et Nick Yacyshyn (batterie) est incroyablement prolifique : cinq albums depuis 2014 dont quatre doubles LP, des disques auxquels il convient de rajouter deux autres doubles vinyles enregistrés en collaboration avec le maitre japonais Keiji Haino. Et puis le niveau de la musique de Sumac est invariablement stupéfiant… Sortir autant de disques sans jamais se montrer décevant, avoir toujours quelque chose à exprimer, savoir creuser et creuser encore et toujours… OUI pour moi il est indéniable que Sumac est l’une des meilleures formations actuelles du metal moderne.
Mais attends un peu un instant… J’ai bien écrit « metal » ? Oui et je le regrette déjà. Je ne peux pas nier que les trois musiciens font plus ou moins partie de toute cette scène là – au sens large, c’est-à-dire en incluant toutes ses hybridations et toutes ses dérivations hardcore moderne et / ou éventuellement noise – ne serait-ce qu’avec tous les groupes dans lesquels ces trois là jouent ou ont joué auparavant. Mais c’est bien l’unique argument que l’on pourra avancer en faveur de cette théorie trop simplificatrice : par exemple il n’y a finalement que fort peu de liens évidents et de passerelles entre Sumac et Isis, le projet le plus connu d’Aaron Turner et que j’avais fini par détester plus que tout ou presque, jusqu’à sa séparation en 2010. 

Dix années plus tard Turner est donc à la tête de l’un de ses plus impressionnants projets, une hydre musicale qui croise et entremêle accents métallurgiques et expérimentations bruitistes ou ambient, faisant une relecture de ce bon vieux blues ancestral et satanique, aussi déviant que fondateur, en le bardant d’électricité foisonnante et en lui faisant emprunter des chemins et des détours dont les circonvolutions multiples semblent infinies. Des labyrinthes mouvants de méandres qui à chaque fois changent de sens, d’inclinaison, d’orientation, de direction : lorsqu’on (ré)écoute un disque de Sumac – et plus particulièrement le fantastique May You Be Held – on découvre systématiquement un autre disque. Il y a toujours quelque chose de nouveau, une sensation, qui apparait et c’est pour cette raison que l’écoute de la musique du trio reste une expérience hors du commun mais une expérience épuisante et éprouvante. Car au-delà de son pouvoir de fascination il s’agit d’une musique à la fois carnée et cannibale, tout le vertige de la chair et du sang.

En si peu d’années mais tellement d’enregistrements Sumac a déjà construit une œuvre à part entière. Il y a toute une logique derrière, dont on ne sait si elle est préméditée ou non, un lien très fort qui relie tous les albums du trio, et finalement une réalité qui se dévoile. Une logique derrière laquelle la présence de Keiji Haino tient une place importante. Bien qu’il n’apparaisse nullement sur May You Be Held, le japonais y est bel et bien présent, dans la façon étourdissante qu’à Sumac de déverser ses torrents soniques comme autant de coulées de lave volcanique. Comme dans celle d’installer des climats moins bruyants mais tout aussi chargés en tension. Pourtant on ne saurait se résoudre à limiter la musique du trio aux prétendues leçons apprises du sensei Haino.
Il y a bien un lien mais c’est celui, consanguin, de la fraternité musicale et artistique, le musicien japonais ayant trouvé dans Sumac son reflet déformé jusqu’à la sublimation et le groupe ouvrant de nouvelles voies – notamment celle de la lourdeur et des rythmiques implacables propres au metal / hardcore – auxquelles Keiji Haino n’aurait sans doute jamais pensé autrement (et sans doute avait-il besoin de musiciens de la trempe des trois Sumac pour avoir une telle optique et, surtout, envisager de pouvoir y parvenir). Il s’agit, si on veut, d’une sorte de symbiose dont May You Be Held est la représentation à trois, et peut-être bien la meilleure de toutes. Et en parlant de sublimation : Sumac réussit sur son dernier album à transformer les corps solides en nuées gazeuses et derrière la masse et la force exprimée quelque chose de toujours plus ténébreux se fait jour, quelque chose qui nous enveloppe et nous transforme à notre tour, impalpables et immatérielles statues de pierre évaporée.

 
[May You Be Held est publié en double vinyle et en CD par Thrill Jockey et même en cassette par Sige records, le propre label d’Aaron Turner]

 

vendredi 29 mai 2020

[chronique express] Helen Money / Atomic





Je pensais avoir raté un épisode mais non, finalement Helen Money sort peu d’albums et c’est tant mieux parce qu’ils se ressemblent tous plus ou moins avec les mêmes passages de violoncelle saturé, les mêmes interventions de batterie tribale, les mêmes ajouts de piano un peu trop naïf, les mêmes samples décoratifs et les mêmes ambiances cinématographiques et / ou brumeuses cependant Atomic me semble bien plus réussi que le très sentimental Become Zero (2016) mais toujours un peu en deçà d’Arriving Angels (2013) et sans doute le plaisir retiré de l’écoute d’un album d’Helen Money dépend t-il trop de l’humeur du moment.



vendredi 17 avril 2020

Eye Flys / Tub Of Lard


J’ai été plutôt sympa avec le premier effort – j’adore employer cette expression, elle a un côté tellement cliché journalistique et elle me fait aussi tellement penser à un type beaucoup trop constipé pour arriver à chier correctement et sans douleur – bref je n’ai été que raisonnablement conciliant avec le premier disque de EYE FLYS mais je ne le regrette pas du tout : en réécoutant consciencieusement Context j’en suis arrivé exactement à la même conclusion qu’il y a quelques mois, à savoir que Eye Flys est un groupe de balourds mais en même temps un groupe qui ne prétend pas à être autre chose.
D’un côté je suis donc rassuré et convaincu par le côté grosse commission, empilage de gras et boudinage sanguinolent du groupe et d’ailleurs n’oublions pas que l’album dont on va causer présentement s’intitule quand même Tub Of Lard, ce qui se traduit par cuve de graisse. Et au cas on ne l’aurait pas compris tout seul la pochette est là pour nous en donner une parfaite illustration – une pochette tellement explicite et c’est un peu trop le problème de Eye Flys, cette nature assumée sans surprise et sans aucune originalité. D’un autre côté les limites inhérentes à la musique du groupe engendre une autre limite, souvent trop contraignante : on ne peut l’écouter qu’en connaissance de cause, comme on va aux chiottes (oui, j’insiste) ou comme on va faire un peu de sport pour transpirer sa testostérone avant d’aller se bourrer la gueule (ou inversement).






Tub Of Lard ne change rien à l’affaire bien que ce premier album soit bien plus travaillé et moins éjaculatoire et moins simpliste que son petit prédécesseur. Oh certes il n’y a pas grand-chose en plus mais ces choses là font toute la différence, comme un riffage encore plus efficace et tranchant, des plans de guitares plus aventureux (en mode solo portenawak – Reality Tunnel – ou en simple surcouche comme sur le très bon Nice Guy), des lignes de basse pachydermiques, du chant toujours plus éructé et postillonné, un son de malade parfaitement défini et bien équilibré par Kevin Bernstein (également bassiste du groupe) et que la masterisation signée James Plotkin fait parfaitement ressortir.
Pour le reste je pourrais recopier tel quel le descriptif déjà employé au sujet de Context, c’est à dire insister sur la brièveté incandescente des dix compositions de Tub Of Lard qui du coup peine à atteindre les vingt cinq minutes réglementaires. Insister sur la lourdeur et la puissance musculaire de Eye Flys. Sur la faculté du groupe à donner envie de gesticuler dans tous les sens (Chapel Perilous) ou de brailler dans la solitude d’un confinement sanitaire forcé (écouter Guillotine pourrait presque donner envie de réclamer le rétablissement de la peine de mort pour les amateurs de voix autotunées). En gros – sans aucun mauvais jeu de mots – Eye Flys concilie à la fois Unsane et Fudge Tunnel mais sans le côté malsain et groovy-macabre des premiers ni le côté dépressif et atrabilaire des seconds. Du noise rock emballé dans une bonne couche de metal viriliste et joué façon burger hardcore / ennemi héréditaire de la soupe de légumes.
Donc si tu as besoin de finesse tu peux tout de suite passer ton chemin. Mais si tu as également besoin d’intelligence musicale, autant faire de même : avec Tub Of Lard seuls tes plus bas instincts seront récompensés. Et à ce sujet remercions le label qui a engagé un minimum de frais dans cette sortie, l’absence d’insert permettant de ne pas se poser trop de questions sur les paroles des dix « chansons » dont les titres pourtant parlent d’eux-mêmes – le déjà cité Guillotine, Predator And Prey ou Tubba Lard, par exemple. Cette chronique ne peut donc que rejoindre celle auparavant consacrée à Context : aujourd’hui Tub Of Lard me convient malgré tout. Mais demain en sera-t-il de même ?  
                                                                                       
[Tub Of Lard est publié en vinyle noir ou en vinyle couleur houmous décongelé – officiellement « lard color » mais là c’est franchement raté – et en CD par Thrill Jockey]

dimanche 19 janvier 2020

Comme à la radio : Lightning Bolt






J’ai déjà parlé de LIGHTNING BOLT il n’y a vraiment pas longtemps à propos du tout nouvel album du duo de Providence : Sonic Citadel. J’en avais même profité pour alors évoquer le troisième album du groupe, à mon sens l’un des meilleurs qu’il ait jamais enregistrés, si ce n’est le meilleur : Wonderful Rainbow.
Puis je me suis aperçu de plusieurs choses. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, j’ai dans mon bordel à disques scrupuleusement rangé et classé par ordre alphanumérique tous les disques de Ligthning Bolt, sous une forme ou sous une autre. Et il y en a certains que je connais par cœur, en tous les cas je les connaitrais par cœur si les compositions du duo étaient systématiquement dotées de vraies structures et de vraies paroles mémorisables et hurlables pendant que je passe l’aspirateur dans mon salon (l’aspirateur c’est en moyenne une fois par semaine, hurler sur de la musique c’est presque tous les jours).






La dernière chose c’est que je prends toujours autant de plaisir à réécouter les disques de Lightning Bolt et que malgré quelques rares défaillances et certaines facilités – les plans répétés à l’infini pour donner un effet de transe, en fait si tu n’as pas pris de drogue en même temps cela ne fonctionne pas à tous les coups –, le groupe de Brian Gibson (basse) et de Brian Chippendale (batterie / voix yaourtée) constitue l’une des entités voltaïques du bruit metapsychotique les plus folles et en même temps les plus généreuses que je connaisse. Je sais bien que Lightning Bolt est l’un des principaux acteurs responsables de toute cette vague de noise festive qui a envahi l’underground foutraque depuis ces quinze dernières années, bien loin des groupes arty et des groupes réellement bruitistes (pour ma part je préfère me torturer l’esprit et souffrir que danser sous un déluge multicolore d’incandescences noisy et savoureusement tordues) mais je ne peux pas ignorer l’importance de Lightning Bolt ni le fait que j’aime réellement ce groupe.

Thrill Jockey qui publie les nouveaux enregistrements de Lightning Bolt depuis 2015 réédite également les premiers disques du duo, ceux initialement sortis par Load records, ce label de Providence (également) responsable de tellement de trouvailles et de la parution d’enregistrements complètement fous – inventaire non exhaustif et qui donne le vertige : Arab On Radar, Scissor Girls, Six Finger Satellite, Brainbombs, Landed, Sightings, Vaz, Noxagt, Pink And Brown, Khanate, Burmese, The Hospitals, Vampire Can’t, Yellow Swans, White Mice, Coughs, Homostupids, Harry Pussy, Clockcleaner, Sex Church, Ed Schrader’s Music Beat, Whorepaint, Drunkdriver, White Suns, etc… en fait Load records qui a officiellement cessé toute activité depuis 2017 a pendant plus de vingt années été parmi les labels expérimentaux les plus importants en provenance des US.

Les rééditions en vinyle des albums de Ligthning Bolt par Thrill Jockey sont tout simplement formidables. Pour l’instant le label s’est concentré sur le premier album sans titre aka The Yellow Album (1999), Ride The Skies (2001)* et bien sûr Beautiful Rainbow (2003). Les pochettes ont été repensées par Brian Chippendale, les artworks augmentés et la remasterisation est impeccable c’est à dire qu’elle ne bave pas sous prétexte de nettoyage des bandes originales avec comme seule volonté celle d’augmenter les volumes. Quel bonheur quand même de pouvoir réécouter Dracula Mountain et son fameux break ascensionnel et hystérisant à partir de la troisième minute, ce truc incroyable qui synthétise tout le génie – n’ayons pas peur des mots – d’un groupe pas comme les autres.

* réédition officielle en février 2020, en attendant on peut toujours se rafraichir la mémoire et se documenter sur cet excellent disque via les méandres numériques des internets

lundi 2 décembre 2019

Lightning Bolt / Sonic Citadel


Il y a quinze ans, à Lyon, une poignée d’activistes et d’amoureux bien décidés à ne pas se laisser faire du tout ni à se résigner décidaient de créer une nouvelle salle de concerts. Les temps étaient durs : malgré un sursaut salvateur en 2001 le Pezner avait définitivement rendu les armes et fermé ses portes, le [kafé myzik] était littéralement harcelé par des voisins très bienveillants* au sommeil léger et soutenus par des élus politiques locaux tendance gauche réaliste à fric, la bataille contre l’affichage libre allait bientôt commencer, le Sonic n’était encore qu’un projet en voie de maturation, les squats d’habitation et d’activité pouvant accueillir des concerts étaient régulièrement expulsés avec violence et pour faire vivre la musique underground/indépendante/do it yourself à Lyon ce n’était qu’une vaste galère.
Oui : une galère sans nom… maintenant que j’y pense heureusement que quelques bars pourris pouvait encore accueillir ce genre de musiques. Sur le moment cela pouvait faire râler : sono déficiente, patron ou patronne revêche derrière le comptoir, « salle » exigüe, conditions à la zob, etc. Organiser un concert était un vrai sacerdoce. Y assister une véritable déclaration. Et il y a quinze ans, donc, a eu lieu ce concert en forme d’évènement fondateur et marquant la naissance de ce qui allait devenir Grrrnd Zero




Grrrnd Zero existe toujours. Malgré les changements de locaux au fil des années et un déménagement contraint et forcé au milieu des années 2010 dans une banlieue au delà du périphérique et où les loyers sont parait-il moins indécents. D’ailleurs Grrrnd Zero vient de fêter ses quinze ans avec un gros week-end de concerts... Mais revenons-en à l’année 2004. Le groupe qui il y a une quinzaine d’années a attiré toutes les attentions, a fait se déplacer des personnes parfois de très (très) loin pour assister à ce fameux concert du tout début s’appelait LIGHTNING BOLT. Et Lightning Bolt existe toujours, lui aussi. Même que le duo de Providence / Long Island vient de sortir son huitième album au mois d’octobre, il s’appelle Sonic Citadel et est publié chez Thrill Jockey.
Toujours, éternellement, composé des deux Brian – Brian Chippendale à la batterie tentaculaire et à la voix trafiquée et Brian Gibson à la basse métaphysique – le duo reste à jamais inclassable avec son mélange sans nom de noise en fusion, de groove hystérique, de mélodies à se tordre de bonheur, de saturation psychédélique, de rage libératrice, de chaos unificateur. Beaucoup te diront que Lightning Bolt est avant tout un groupe de scène ou plutôt de concert (puisque le duo aime jouer au sol et au milieu du public**) et qu’en disque ce n’est pas toujours tout à fait ça. Je suis d’accord. Le duo a eu des moments de fulgurance totale – écoute un peu l’album Wonderful Rainbow, il date de 2003 et il reste à ce jour le meilleur enregistrement de Lightning Bolt – mais sur toute la longueur d’un disque de plus de cinquante minutes, ce qui est le cas de Sonic Citadel, on a le droit de parfois trouver le temps un peu long, de bailler quelques fois, de se préparer un sandwich au tofu et un jus de carottes puis de revenir un peu plus tard.
Pourtant Lightning Bolt semble ne pas vieillir. Après un passage à vide sur la première moitié des années 2010 – cinq années marquées par la parution du seul Oblivion Hunter regroupant des vieux enregistrements loin d’être tous indispensables*** – le duo a enfin repris du poil de la bête avec Fantasy Empire en 2015. Et sur son tout nouvel album millésimé 2019 des brûlots tels que Blow To The Head, Hüsker Dönt, Big Banger, Tom Thump, Bouncy House et même l’éprouvant Van Halen (!) démontrent si besoin en était encore que Lightning Bolt c’est toute la violence d’un Amour véritable concentrée dans l’un des bordels musicaux parmi les plus beaux que l’on ait jamais inventés ces vingt dernières années (parce que oui, le duo a déjà dépassé son vingtième anniversaire). Tant qu’il y aura des groupes aussi fous et libérés que Lightning Bolt je me dis qu’écouter de la musique restera une aventure humaine pleine de surprises****.

* je m’explique même si cela sert à rien : il s’agit de ces personnes qui emménagent à prix d’or dans des quartiers tellement pittoresques et au parfum de petit village populaire mais qui une fois arrivées ne comprennent pas qu’un quartier comme ça à une âme, qu’il doit vivre, qu’il y a du bruit, des odeurs, des remous et que cela n’a rien à voir comparé avec le fait d’habiter dans une zone pavillonnaire – à Lyon les quartiers de la Croix Rousse tout comme celui de la Guillotière ont été les principales victimes de la gentrification… je rappellerais juste que ces fameux appartements de Canuts aujourd’hui tant prisés étaient au XIXème siècle et comme leur nom l’indique occupés par des ouvriers, des gens pauvres, aujourd’hui ce seraient des logements sociaux, et oui…
** oui je sais cette photo prise au Rail Théâtre en mai 2009 est vraiment pourrie mais c’est la seule que j’ai qui soit à peu près montrable
*** il s’agit du dernier disque de Lightning Bolt publié par Load records, le label historique du duo
**** et tant qu’il y aura des Grrrnd Zero l’aventure sera partagée


vendredi 8 novembre 2019

Eye Flys / Context





Je ne porte pas vraiment Full Of Hell dans mon cœur – même pas les albums en collaboration avec Merzbow qui ne font peur qu’aux enfants beaucoup trop sages et surtout pas ceux avec The Body qui n’impressionnent que les intellectuels du metal androïdé maniaco-négativiste – aussi lorsque le guitariste Spencer Hazard a monté un nouveau side-project du nom de Eye Flys j’ai d’abord préféré passer mon chemin, ayant d’autres chats de sorciers à fouetter et surtout beaucoup trop d’autres disques que je préférais écouter avant. Pourtant le label Thrill Jockey n’y est pas allé de main morte pour donner envie aux indécis et vieux blasés ronchons comme moi et pour faire la promotion d’un énième groupe de vétérans* adeptes de grosses guitares, venu de nulle part – ici : Philadelphie en Pennsylvanie – et destiné à combler les amateurs de gras visqueux et de souffrance. Et de lourdeur, également : « Eye Flys » est le titre de l’une des plus célèbres compositions des Melvins, celle qui ouvre le premier album de la bande à King Buzzo, le génial Gluey Porch Treatments (1987). 
Les comparaisons s’arrêteront là : la seule chose que les quatre EYE FLYS doivent aux Melvins c’est ce sens de la lourdeur associé à celui de la puissance. Context, premier mini-album du groupe publié en septembre 2019, donne à entendre un hardcore plutôt mid-tempo, très épais, bien graisseux, très énergique, sale et boueux. Rien que de très classique et de somme toute déjà entendu, comme du sludge mais sans le sens du swing sudiste qui donne au genre tout son charme profondément vénéneux et toxique. 
Tout repose sur des riffs de taille méga-extra-large joués par des guitares et une basse grésillantes et avec une énergie très masculine. Ouais Eye Flys est un groupe d’hommes. Et en plus d’hommes qui détestent tout le monde : c’est écrit sur leurs tatouages et sur leur t-shirts. Un état d’esprit assez typique de beaucoup de groupes américains enfermés dans leur colère et constamment en porte-à-faux entre virulence réactionnaire parfois un peu rance et volonté de tout envoyer balader pour tout recommencer (oui, mais recommencer quoi ?). Après tout la révolte individuelle est l’un des principaux moteurs des musiques électriques blanches, elle a engendré ce qu’il y a de mieux question évocation de la vacuité de l’existence et ennui sans perspectives (le punk) mais aussi question réorganisation communautariste et collectiviste (le punk, encore, son enfant le hardcore et le DIY, dans ce qu’il peut avoir de plus politique). Pour sa part Context n’est qu’un défouloir individualiste, aussi bien me semble-t-il pour Eye Flys que pour celle ou celui qui écoute le disque : moi, moi, moi et moi. 

Si j’aime Context, enregistrement tellement court qu’il ne dépasse pas le quart d’heure et même que le vinyle tourne en 45 tours, c’est donc uniquement pour des raisons musicales. Les compositions sont lapidaires, ne s’embarrassent jamais de détails inutiles, vont droit au but – le but : (se) faire mal. Lorsque une guitare part en solo c’est d’un simplisme éjaculatoire qui me convient parfaitement. Le chant dégueule constamment et la batterie ne fait que marteler des rythmes dans le but de s’assurer que tout le monde a bien compris qu’Eye Flys n’est pas là pour raconter des blagues. C’est le genre de disque que j’écoute lorsque j’ai envie de faire passer la colère du moment sans faire de ravages autour de moi (je pourrais aussi faire un peu de sport mais j’y suis philosophiquement totalement opposé) et que le temps et la patience viennent à me manquer pour réfléchir posément sur les raisons et motifs de cette colère. Voilà, c’est ça : demain je n’y penserai plus. Enfin je l’espère.

* les autres membres du groupe sont : Kevin Bernsten à la basse, Jake Smith à la guitare et au chant et Patrick Forrest à la batterie – le premier est guitariste dans Triac, les deux autres jouent ou jouaient dans Backslider (Smith en tant que bassiste)

lundi 25 mars 2019

Oozing Wound / High Anxiety


Aujourd’hui le thème de notre grand débat sera : le cynisme, au sens philosophique du terme, a t-il encore et toujours la force d’être l’ennemi d’un monde forgé sur le paraître et le spectaculaire ? Si je m’en tiens basiquement aux faits OOZING WOUND est effectivement un groupe profondément cynique puisqu’il se moque des codes, des conventions établies et du puritanisme et prône la désinvolture et l’anticonformisme. Parce que dans le cas qui nous occupe – la musique, donc – comme dans la vie tout court le cynisme ce n’est pas agir par intérêt personnel mais par nature rebelle et en cela le véritable cynisme est subversif et n’a rien de manipulateur, tout juste peut il être ironique – par ironie j’entends une façon de faire qui consiste à dire ou agir dans le sens contraire de ce que l’on pense et de ce que l’on est ; toujours en matière de musique(s), les cas où l’ironie est réellement cynique ne sont pas rares, le punk et le hardcore ont pu et peuvent encore l’être en se mettant dans la peau des ordures pour mieux les singer et les dénoncer par excès de sarcasmes mais on sait également ce qu’il a pu advenir du punk comme du rock’n’roll avant lui et du hip-hop ou de l’electro après, un modèle systématisé comme un autre, un théâtre de la révolte, un marché de dupes et une déviation de son esprit originel (l’autre jour un ami me disait précisément qu’il en avait plus qu’assez de tous les gugusses pour qui le D.I.Y. rime avec individualisme forcené).
Oozing Wound a toujours joué cartes sur table et il n’y a que les chevelus intégristes et les rasés sectateurs pour ne pas le comprendre, pour ne pas comprendre que l’essence même du trio de Chicago est un cynisme politique qui consiste à dire quelque chose comme : « casse-toi si tu n’es pas content ». Ce n’est pas que de la provocation, c’est de la révolte pure et simple. Et ce n’est pas pour rien si la première et – magistrale – composition qui ouvre High Anxiety s’intitule Surrounded By Fucking Idiots et si un peu plus loin on trouvera un Die On Mars tout aussi désespéré et fielleux…tout comme le quatrième album d’Oozing Wound est de loin le plus sombre, le colérique et le plus moqueur du groupe : la fin du monde est déjà arrivée.   




High Anxiety est-il le meilleur disque d’Oozing Wound pour autant ? A chaque nouvel enregistrement du trio je ne peux pas m’empêcher de penser que Zack Weil (guitare et chant), Kevin Cribbin (basse) et Kyle Reynolds (batterie) viennent de donner naissance à leur chef-d’œuvre absolu. Mais c’est faux : il suffit de réécouter tous les disques du groupe (sans oublier le split avec Black Puss) pour comprendre qu’il y a une logique dans tout ça, qu’Oozing Wound ne se contente pas uniquement de nous resservir à chaque fois le même disque mais en mieux, en plus complexe, avec des riffs plus tordus et des breaks plus improbables, non le groupe nous parle d’un monde de merde et de sa colère face à ce monde là, qui ne fait que s’enfoncer. Plus ce qui nous entoure devient désespérant et plus la musique d’Oozing Wound se durcit, gagne en implacabilité et se convulse de colère. High Anxiety est le stade provisoire d’une tempête noire et destructrice.
Ce qui ne change pas c’est la vision que le groupe propose du thrash et qui n’en est toujours pas tandis que les prétendus passages influencés noise-rock n’en sont pas vraiment non plus. Oozing Wound n’est pas un hommage ni un groupe revivaliste et encore moins une créature nostalgique. Plus que tout autre le trio est de son temps non pas parce qu’il colle parfaitement aux mirages et aux simulacres modernes mais parce qu’il sait en parler – certes d’une manière extrêmement négative mais comment pourrait-il en être autrement ? – et en faire le carburant d’une rage musicale sans posture. Et pour en revenir justement à la question musicale je ne trouve pas vraiment d’autres exemples de groupes actuels qui sachent aussi bien équilibrer technique et sauvagerie, efficacité et bestialité, lourdeur et subtilité, intelligence et épiderme, mémoire et révolte, rigueur et anarchie, fête et combat. Mais Oozing Wound n’est pas un concept et se présente comme « three dudes and the desire to slay » : la question n’est donc pas de tout détruire pour tout reconstruire mais d’ériger un gros bordel sonore comme ultime rempart, sans esprit moralisateur, tout est dans le rejet et dans le nihilisme. Ce n’est pas la moindre caractéristique d’un groupe qui ne fait que s’amuser avec une jubilation noire et destructrice et se défoncer sur un tas de cendres fumantes et de cadavres encore tout chauds : Oozing Wound nous met la tête bien profondément dans la merde ambiante, pointe la réalité pour mieux la combattre le temps d’un disque (d’un concert) et non pas pour l’occulter hypocritement en préférant se bercer d’illusions dickiennes propres aux musiques en post. Il n’y a que la vérité qui blesse mais il n’y a que le mensonge qui tue. 




bonus mega whammy : Oozing Wound est actuellement en pleine tournée européenne et sera de passage quelque part du coté de Lyon le mercredi 3 avrilcome on riding the universe !

[High Anxiety est publié en vinyle et en CD par Thrill Jockey]


vendredi 2 novembre 2018

Thalia Zedek / Fighting Season


L’heure est au combat pour THALIA ZEDEK. Cela fait quelques temps que la chanteuse et guitariste de Boston a collé un gros autocollant FCK NZS bien visible sur la caisse de sa guitare, un peu comme Woody Guthrie avait inscrit This Machine Kills Fascists sur la sienne dans les années 40. La filiation avec le chanteur folk ne me parait pas si incongrue que cela, c’est celle des protest songs mais aussi des chansons éminemment personnelles où les sentiments et leur questionnement occupent une place centrale (ce n’est pas un hasard non plus si Zedek s’est également essayée dans le passé à reprendre Bob Dylan, dont l’une des influences majeures est précisément Woody Guthrie). 
Car si Thalia Zedek est la fille du punk et de la noise – avec ses groupes Uzi, Live Skull puis, dans une moindre mesure, Come –, si les excès d’électricité ne lui ont jamais fait peur, bien au contraire, elle est avant tout une interprète de l’intime et des entrailles : elle parle de ce qui la touche, de ce qui la révolte, de ce qui lui fait du mal, de ce qu’elle ressent, elle parle beaucoup d’elle mais surtout elle nous parle à nous. Ou plutôt sa musique – et sa voix – s’adresse directement à nous, comme dans une sorte de conversation privée et privilégiée tout en gardant cette capacité à s’adresser à quiconque voudra écouter. Ça, c’est que l’on pourrait appeler un miracle.




Ainsi Thalia Zedek ne se laisse pas faire : Fighting Season est comme son nom l’indique un album pugnace et entêté. Et d’une incroyable beauté. Les combats de la chanteuse sont donc aussi « politiques » que personnels, ils n’ont rien de fondamentalement frontal dans leur façon d’être ici exprimés mais sont autant de prétextes à des déferlantes de poésie. La capacité de Zedek à transmettre et à verbaliser sa rage, sa tristesse, ses inquiétudes et ses espoirs sans pour autant donner dans l’agressivité de la démonstration, de l’affirmation et de la revendication est un talent plus que formidable : il est inestimable. De la même façon ou presque la musique n’a rien de menaçant, entre balades blues rock à peine électrifiées (Bend Again, Fighting Season, Ladder et The Lines), complaintes folk ou vaguement country (What I Wanted) et tirades poétiques (The Tower).
Et puis il y faut nécessairement parler du groupe qui accompagne Thalia Zedek et dont certains musiciens la suivent fidèlement depuis des années : en effet cette chronique aurait du mentionner Thalia Zedek Band* tel que l’indique la pochette du disque. C’est que le piano et encore plus le violon sont en quelque sorte les armes non revendiquées de la musique de Zedek – elle reste malgré tout l’unique compositrice et l’unique auteure du disque – ce qui fait sa particularité et, si j’osais, son essence secrète, comme les ingrédients mystérieux d’une recette magique. D’autant plus que le mix de Fighting Season n’avantage ni le piano ni le violon, comme pour tout bon disque de chansons qui se respecte c’est la voix abimée, vivante et survivante de Thalia Zedek qui occupe la première place. Cette voix qui n’aura jamais semblé aussi fragile et déterminée, ténue et affirmée, émotive et forte.

Avec Fighting Season Thalia Zedek signe indiscutablement son plus meilleur album à ce jour – du moins parmi ceux enregistrés sous son nom – et elle confirme qu’elle reste l’une des musiciennes américaines parmi les plus importantes du rock indépendant américain de ces trente dernières années. Elle est même dans une forme artistique resplendissante puisque en début d’année elle avait déjà publié avec le groupe E l’album Negative Work qui est l’un des disques les plus impressionnants de 2018 – sans compter que le concert qui avait suivi au Sonic lors de la tournée européenne du groupe était pas loin d’être fabuleux. Alors, même si Thalia Zedek ne récoltera jamais toute la reconnaissance qu’elle mérite, ne passez pas à côté de ce Fighting Season aussi indispensable que bénéfique et à la beauté aussi émouvante qu’imposante.

[Fighting Season est publié en vinyle (violet) et en CD (moche) par Thrill Jockey]

* Winston Braman à la basse ; David Curry au violon alto ; Mel Lederman au piano ; Jonathan Ulman à la batterie – mais Fighting Season voit aussi l’apparition à la guitare de J Mascis ainsi que celle de l’éternel ami et compagnon de route Chris Brokaw

jeudi 25 octobre 2018

Sumac / Love In Shadow






Lorsque Isis s’est enfin séparé en 2010 – soit à peu près cinq années trop tard – les musicologues avertis ne donnaient vraiment pas cher de la peau et de la barbiche excentrique d’Aaron Turner, chanteur/guitariste/capitaine du navire Isis mais aussi boss du label Hydra Head. Le bonhomme était aussi lessivé que les deux derniers albums studio de son groupe, l’heure de la retraite semblait donc avoir sonné. Puis Turner a annoncé la formation de SUMAC en compagnie du batteur Nick Yacyshyn – oui, celui qui joue dans Baptists – avec l’intention d’en découdre à nouveau, quitte à faire ricaner les esthètes experts en métallurgie plus ou moins expérimentale. Il faut pourtant croire que l’interruption d’Isis a servi à quelque chose : redonner l’envie et l’énergie à un Aaron Turner qui avait alors prévenu qu’il voulait jouer une musique lourde et puissante comme il ne l’avait encore jamais fait auparavant… Il disait vrai l’animal. Et avoir à nouveau un groupe bien à lui devait réellement lui manquer puisque depuis 2014 Sumac a publié trois albums studio (des doubles en plus), un mini LP, une cassette live et un album en collaboration avec Keiji Haino (double également). Le dernier en date s’intitule donc Love In Shadow et poursuit l’association entre Sumac et le label Thrill Jockey – label, qui soit dit en passant, a vraiment réussi sa diversification en ouvrant depuis quelques années son catalogue aux groupes à (très) grosses guitares*.

Love In Shadow est à nouveau un double vinyle et il ne comporte que quatre compositions, forcément très longues, entre douze et vingt minutes. Un disque emballé dans une pochette hyper classe avec son fourreau extérieur et surtout son artwork conçu par le patron en personne. Visuellement Love In Shadow a tout pour plaire. Mais vous connaissez la chanson : les belles pochettes ne font pas les bons disques – et inversement. On a toutefois terriblement envie de l’aimer ce Love In Shadow, même si l’écoute des albums précédents avait sonné comme un avertissement sans frais : avec Sumac rien n’est acquis d’avance ; rien n’est facile ni évident ; tout se mérite. Mais au final l’expérience peut se révéler extraordinaire.
Sumac est un groupe fascinant parce qu’il n’a rien de prévisible. Tous les ingrédients sont néanmoins clairement identifiables : une guitare s’échappant des territoires métalliques et hardcore pour flirter avec une noise incendiaire ou – sans crier gare – pour s’enfoncer dans une sorte de blues fracassé et cristallin ; une basse terrassante (celle de Brian Cook qui trouve enfin ici toute sa place, lui qui aux débuts de Sumac n’était pas un membre à part entière du groupe) ; une batterie hallucinante de puissance et d’inventivité ; un chant de golem éructant… Mais ce ne sont que des indications, à peine des indices, ou alors des éléments parcellaires d’une musique qui n’est pas faite pour être consommée telle quelle ni cataloguée définitivement. Love In Shadow est un monstre à plusieurs têtes, un dédale, un massif montagneux, une forteresse haute ou une forêt inextricable et grouillante… il est facile de s’y perdre, d’y avoir froid, l’ombre y est omniprésente et comme sculptée, pétrie, mais Love In Shadow n’est pas synonyme d’effroi et de perdition dans le vide. Au contraire il s’agit d’un disque terrien (les pieds dans la gadoue, quitte à s’enfoncer dedans jusqu’au dessus des genoux) et minéral (toutes ces roches difformes à escalader).

De la rencontre avec Keiji Haino Sumac a gardé l’imprévisibilité et l’inconfort. Le fracas et le bruit. Mais aussi le sens de la complainte obscure et de l’évanescence ténébreuse. Avec Love In Shadow le trio trouve sa véritable dimension, multipliant sans cesse les idées, alternant les ambiances, perturbant les atmosphères, pouvant s’éterniser sur un point précis comme en une lente agonie puis rebondissant vers de nouveaux sommets acérés. C’est ce qui rend Love In Shadow tellement abrupt et tellement difficile… mais si passionnant. Sumac donne corps au paradoxe d’une musique exigeante et ardue qui pourtant devient profondément parlante et nécessaire. Alors déterminer, trop simplement, si le disque se mérite ou pas ne serait pas ici une bonne idée car cela sous-entendrait que du côté de l’auditeur il y a un effort à fournir, comme une partition à déchiffrer, un code à découvrir. Mais tout juste pourrait-on parler de secret bien gardé à trouver. Sans doute que la musique de Sumac ne laisse que le choix entre l’attraction et le rejet si bien qu’il me semble que toute tentative pour apprivoiser et s’approprier cette musique est un effort sans lendemain : dans toute sa complexité elle est aussi vraie et naturelle qu’une cosmogonie dont les seules frontières sont celles de ses infinis en plein mouvement. C’est pourquoi il n’y a rien à faire – et j’admets qu’ainsi je parle en adorateur – parce que Love In Shadow est comme une illumination, une merveille : c’est tout ou rien, et on y croit ou pas.

* une brèche dans laquelle a également fini par s’engouffrer Sacred Bones en signant Thou – mais on en reparlera sûrement

jeudi 12 juillet 2018

Keiji Haino + Sumac / American Dollar Bill - Keep Facing Sideways, You're Too Hideous To Look At Face On


Je n’ai jamais beaucoup cru en Sumac, ce « supergroupe » formé d’Aaron Turner (Isis, Old Man Gloom*, boss de Hydra Head), Brian Cook** (Botch, These Arms Are Snakes, Russian Circles) et Nick Yacyshyn (Baptists***). Je n’y ai d’autant jamais beaucoup cru qu’il aura fallu attendre What One Becomes, soit le troisième album du groupe, pour avoir enfin quelque chose d’un peu passionnant à se mettre entre les deux oreilles.
Certes il y a du gratiné de qualité supérieure dans Sumac mais c’est peut-être aussi le problème du trio : Aaron Turner en particulier fait partie de ces musiciens qui ont élevé la gonflitude et le boursouflage au rang de chef d’œuvre du mauvais goût – je veux bien sûr parler d’Isis qui a lentement mais sûrement dégringolé tout au long des années 2000, convertissant religieusement les hardcoreux fort justement lassés par le screamo pleurnichard en babloches barbus et végétariens. Le post hardcore était né, vive l’avortement. Mais fort heureusement Sumac n’est pas Isis et Turner n’est finalement pas du genre à se reposer sur ses lauriers ni à capitaliser pour son épargne-retraite. Particulièrement bien entouré par Cook à la basse et Yacyshyn à la batterie, le guitariste/chanteur a réussi à remonter dans l’estime des plus récalcitrants membres de la Stasi MuzikShaft grace à ce projet renouant enfin avec lourdeur et noirceur.
What One Becomes date déjà de deux années et Sumac annonce la parution de son quatrième album pour le 21 septembre**** mais entre les deux SUMAC aura publié American Dollar Bill – Keep Facing Sideways, You’re Too Hideous To Look At Face On en association avec KEIJI HAINO… Pourquoi pas ? Ce dernier a déjà enregistré tellement de disques et joué avec tellement de musiciens différents – de Peter Brötzmann à Boris en passant par Kan Mikami ou Pan Sonic – que si demain on annonçait une nouvelle collaboration avec Jamie Stewart (Xiu Xiu), Cyril Meysson ou Gnod je n’en serais guère étonné. 







Mais voilà donc que Aaron Turner, Brian Cook et Nick Yacyshyn ont accepté de faire le backing band pour Keiji Haino : il suffit d’écouter n’importe quelle face de American Dollar Bill***** pour se rendre compte qu’il ne s’agit absolument pas d’un album réellement collaboratif mais bien d’un disque « avec » et que c’est le japonais qui mène les débats. Il n’y a que lui qui chante (on n’entend pas une seule fois la voix d’Aaron Turner) tandis que, côté guitare et même si la première face entièrement occupée par le morceau-titre donne largement le change, le jeu de Turner sert la plupart du temps d’enluminure et de faire-valoir, ou suit de façon très mimétique les errances de celui du japonais au point de se confondre avec lui. Ce n’est donc pas pour rien si la pochette de American Dollar Bill indique KEIJI HAINO + SUMAC : à tout seigneur tout honneur. Sans compter que Haino est (logiquement) crédité pour tous les textes. Et même si cet album a été enregistré en prises directes (les fins abruptes de morceaux coupés façon montage archaïque de bandes sont là pour nous le rappeler mais c’était plutôt inutile) et est le fruit d’improvisations, cela ne change pas grand chose à l’affaire.
Déjà cité un peu plus haut, l’association entre Keijo Haino et Boris (Black : Implication Flooding – 1998, Inoxia records) demeure le seul élément stylistiquement comparable que l’on puisse trouver dans toute la discographie du musicien-performer japonais. Bien que plus équilibré et enregistré dans les chiottes Black : Implication Flooding indiquait déjà que Keiji Haino n’était qu’un vampire désintéressé et fantasque suçant le sang de ceux qu’il aime non pas pour atteindre l’éternité et le nirvanoise mais uniquement par plaisir. Rien n’a donc réellement changé entre 1998 et 2018, sauf bien sûr les groupes accompagnateurs.
Le problème de ce disque estampillé Keiji Haino + Sumac n’est donc pas qu’il soit largement sous domination japonaise mais qu’il soit improvisé. La plupart du temps on s’amuse plutôt bien à l’écoute de American Dollar Bill mais on s’y ennuie aussi fortement presque à chaque fois que le groupe fait retomber la tension, baisse la garde et tente quelque chose de plus atmosphérique voire de plus intimiste (si si). C’est toute la différence entre des improvisations totales menées par des musiciens dont c’est la vocation première et des improvisations menées par des novices (ou presque) venus d’horizons différents de l’improvisation libre et surtout répondant à des codes et des principes plus strictes et plus définis – ici le post hardcore-noise-je-ne-sais-quoi donc, plus génériquement, le « rock » – les premiers se contentent de jouer, les seconds ne savent pas (s’) oublier.
Il n’en demeure pas moins que American Dollar Bill reste un bon disque avec de vrais gros moments forts qui concentrent abimes de tumulte et tornades de vociférations, un disque intéressant dans cette énième tentative de sculpter l’électricité pour en faire un monument à l’entière gloire du bruit et de la fin du monde réel. Amie lectrice/ami lecteur, si en dépit de tout L.A. Blues des Stooges reste ton morceau préféré de tous les temps alors il y a de fortes chances pour que les passages les plus fulgurants de ce double album te conviennent. Pour le reste, je crois que seul.e.s les inconditionel.le.s de Keiji Haino y trouveront totalement leur compte. Comme d’habitude.


* parmi tant d’autres... on peut également citer Mamiffer, Lotus Eater, Twilight, Greymachine, etc
** là il y a débat : Sumac est souvent présenté comme un duo avec deux membres permanents plus un bassiste en renfort – la plupart du temps il s’agit donc de Brian Cook mais Joe Preston a également occupé ce poste dans le passé
*** le nouvel album de Baptists c’est pour bientôt et on en reparlera
**** il s’appelle Love In Shadow et sortira chez Thrill Jockey (évidemment)
***** oui, j’abrège le titre du disque exprès, parce que je suis un gros fainéant