Je n’ai jamais beaucoup cru en Sumac, ce « supergroupe »
formé d’Aaron Turner (Isis, Old Man Gloom*, boss de Hydra Head), Brian Cook**
(Botch, These Arms Are Snakes, Russian Circles) et Nick Yacyshyn (Baptists***).
Je n’y ai d’autant jamais beaucoup cru qu’il aura fallu attendre What One Becomes, soit le troisième
album du groupe, pour avoir enfin quelque chose d’un peu passionnant à se
mettre entre les deux oreilles.
Certes il y a du gratiné de qualité supérieure dans Sumac mais c’est peut-être aussi le
problème du trio : Aaron Turner en particulier fait partie de ces
musiciens qui ont élevé la gonflitude et le boursouflage au rang de chef
d’œuvre du mauvais goût – je veux bien sûr parler d’Isis qui a lentement mais
sûrement dégringolé tout au long des années 2000, convertissant religieusement les
hardcoreux fort justement lassés par le screamo pleurnichard en babloches
barbus et végétariens. Le post hardcore était né, vive l’avortement. Mais fort
heureusement Sumac n’est pas Isis et
Turner n’est finalement pas du genre à se reposer sur ses lauriers ni à
capitaliser pour son épargne-retraite. Particulièrement bien entouré par Cook à
la basse et Yacyshyn à la batterie, le guitariste/chanteur a réussi à remonter
dans l’estime des plus récalcitrants membres de la Stasi MuzikShaft grace à ce
projet renouant enfin avec lourdeur et noirceur.
What
One Becomes date déjà de deux années et Sumac annonce la parution de son
quatrième album pour le 21 septembre**** mais entre les deux SUMAC
aura publié American Dollar Bill – Keep
Facing Sideways, You’re Too Hideous To Look At Face On en association
avec KEIJI HAINO… Pourquoi pas ? Ce dernier a déjà enregistré
tellement de disques et joué avec tellement de musiciens différents – de Peter
Brötzmann à Boris en passant par Kan Mikami ou Pan Sonic – que si demain on
annonçait une nouvelle collaboration avec Jamie Stewart (Xiu Xiu), Cyril Meysson ou Gnod je n’en serais
guère étonné.
Mais voilà donc que Aaron Turner, Brian
Cook et Nick Yacyshyn ont accepté de faire le backing band pour Keiji Haino : il suffit d’écouter
n’importe quelle face de American Dollar
Bill***** pour se rendre compte
qu’il ne s’agit absolument pas d’un album réellement collaboratif mais bien
d’un disque « avec » et que c’est le japonais qui mène les débats. Il
n’y a que lui qui chante (on n’entend pas une seule fois la voix d’Aaron
Turner) tandis que, côté guitare et même si la première face entièrement
occupée par le morceau-titre donne largement le change, le jeu de Turner sert
la plupart du temps d’enluminure et de faire-valoir, ou suit de façon très
mimétique les errances de celui du japonais au point de se confondre avec lui.
Ce n’est donc pas pour rien si la pochette de American Dollar Bill indique KEIJI
HAINO + SUMAC : à tout seigneur tout honneur. Sans compter que Haino
est (logiquement) crédité pour tous les textes. Et même si cet album a été
enregistré en prises directes (les fins abruptes de morceaux coupés façon
montage archaïque de bandes sont là pour nous le rappeler mais c’était plutôt
inutile) et est le fruit d’improvisations, cela ne change pas grand chose à
l’affaire.
Déjà cité un peu plus haut,
l’association entre Keijo Haino et
Boris (Black : Implication Flooding
– 1998, Inoxia records) demeure le seul élément stylistiquement comparable que
l’on puisse trouver dans toute la discographie du musicien-performer japonais.
Bien que plus équilibré et enregistré dans les chiottes Black : Implication Flooding indiquait déjà que Keiji Haino n’était qu’un vampire
désintéressé et fantasque suçant le sang de ceux qu’il aime non pas pour
atteindre l’éternité et le nirvanoise mais uniquement par plaisir. Rien n’a
donc réellement changé entre 1998 et 2018, sauf bien sûr les groupes
accompagnateurs.
Le problème de ce disque estampillé Keiji Haino + Sumac n’est donc pas
qu’il soit largement sous domination japonaise mais qu’il soit improvisé. La
plupart du temps on s’amuse plutôt bien à l’écoute de American Dollar Bill mais on s’y ennuie aussi fortement presque à
chaque fois que le groupe fait retomber la tension, baisse la garde et tente
quelque chose de plus atmosphérique voire de plus intimiste (si si). C’est
toute la différence entre des improvisations totales menées par des musiciens
dont c’est la vocation première et des improvisations menées par des novices
(ou presque) venus d’horizons différents de l’improvisation libre et surtout
répondant à des codes et des principes plus strictes et plus définis – ici le
post hardcore-noise-je-ne-sais-quoi donc, plus génériquement, le
« rock » – les premiers se contentent de jouer, les seconds ne savent
pas (s’) oublier.
Il n’en demeure pas moins que American Dollar Bill reste un bon disque
avec de vrais gros moments forts qui concentrent abimes de tumulte et tornades
de vociférations, un disque intéressant dans cette énième tentative de sculpter
l’électricité pour en faire un monument à l’entière gloire du bruit et de la
fin du monde réel. Amie lectrice/ami lecteur, si en dépit de tout L.A. Blues des Stooges reste ton morceau
préféré de tous les temps alors il y a de fortes chances pour que les passages les
plus fulgurants de ce double album te conviennent. Pour le reste, je crois que
seul.e.s les inconditionel.le.s de Keiji Haino y trouveront totalement leur
compte. Comme d’habitude.
* parmi tant d’autres... on peut
également citer Mamiffer, Lotus Eater, Twilight, Greymachine, etc
** là il y a débat : Sumac est
souvent présenté comme un duo avec deux membres permanents plus un bassiste en
renfort – la plupart du temps il s’agit donc de Brian Cook mais Joe Preston a
également occupé ce poste dans le passé
*** le nouvel album de Baptists c’est
pour bientôt et on en reparlera
**** il s’appelle Love In Shadow et sortira chez Thrill Jockey (évidemment)
***** oui, j’abrège le titre du disque
exprès, parce que je suis un gros fainéant