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vendredi 5 août 2022

Schleu : Lying In The Wrong Coffin

 

Le monde, les autres, l’avenir, la beauté, tout ça : essayons de sauver le monde, juste pour rire et juste avant de vomir. Une conversation nocturne absurde et alcoolisée qui a fini par tourner en rond – quoi faire ? – et qui s’est fatalement terminée dans la pure débilité. Une question comme un défi, au lieu d’aller enfin dormir. Lorsque tu m’as demandé quel super-héros sauveur de l’univers (rires) j’aimerais être et quel super pouvoir/force rouge-bleue-verte-jaune j’aimerais posséder, je n’ai pas hésité.
Tu connais Scanners, le film de Cronenberg ? J’aimerais être comme ça, avoir le pouvoir de faire exploser la tête de mes congénères rien que par la pensée et réduire en bouillie tous les crânes, liquéfier toutes les cervelles des personnes que je déteste et je crois que ça en ferait un paquet. Mais ce n’est qu’une vue de l’esprit, une pauvre Chimère qui en plus ne crache même pas de flammes. Les super pouvoirs cela n’existe pas (à part le pouvoir de nuisance et de destruction du capitalisme triomphant et mondialisé), les super-héros sont en plastique non biodégradable et vendus dans les rayons jouets des hypermarchés, Scanners n’est qu’un film, certes excellent, et moi je me retrouve comme un imbécile avec mes rêves ultimes d’annihilation humaine. Mais j’ai trouvé une solution de rechange : je vais te faire écouter Lying In The Wrong Coffin, le premier album de Schleu.







SCHLEU est un groupe basé à Lyon et formé par des musiciens d’horizons assez différents. Le guitariste a joué ou joue encore dans Torticoli et Tombouctou, le bassiste vient de Garmonbozia et de Süryabonali, le batteur tape ou tapait dans Burne, Plèvre et Neige Morte et la chanteuse était auparavant dans Le Death To Mankind. Tout ça nous donne une guitare roublarde et vicieuse, volontiers stridente et souvent malaisante, une basse élastique et transformiste, une batterie qui pilonne impitoyablement mais non dénuée d’un groove certain et un chant… non, le chant on en parlera un peu plus loin, il le mérite. Lying In The Wrong Coffin présente un mélange d’autant plus fracassant qu’il tient étonnamment bien la route et négocie parfaitement les virages en zig-zag et autre têtes d’épingle. Un gros parpaing de fureur corrosive, d’acidité et de violence. De méchanceté, même. On pense à quelques trucs datant d’une époque depuis longtemps révolue, lorsqu’un label comme Skingraft sortait à la pelle des disques tous plus fous les uns que les autres (le début de Zucchini Kills rappellera immanquablement les grandes heures de Melt-Banana, Arab On Radar est un autre nom qui reviendra souvent à l’esprit). Mais comparaison n’est pas raison – déraison ?
Dans le grand chaudron de Schleu on trouvera donc pêle-mêle de la no-wave, du rock régressif, quelques fuites de jazz, de l’agilité arachnide, du poison violent, des bouts de technicité métallique corrompue… Une grosse salade de bruits mais rien de classiquement noise-rock, d’ailleurs je pense que les membres du groupe s’en défendraient totalement : ils prennent un tel plaisir à nous mener en bateau, multipliant les plans, les idées, entrechoquant leurs envies de bordel et de déflagration, alignant sans aucune pitié crescendos assassins et tabassage de crânes, le tout entrecoupé de moments plus calmes mais qui ne durent jamais (tu voulais un peu de répit ? tu espérais qu’on allait te foutre la paix ? perdu !). Schleu allie fureur incisive et démence généralisée avec un sens de la précision et une efficacité redoutable, Lying In The Wrong Coffin semble avoir principalement été conçu dans l’optique de ne jamais laisser indifférent, quitte à prendre le risque de devenir détestable.
Reste le chant. Et la voix. Hors de question pour cette chanteuse survoltée et un brin allumée de faire de la figuration, de n’être qu’un prétexte pour une musique déjà complètement folle. Le chant ne s’arrête jamais, littéralement, il envahit tout Lying In The Wrong Coffin et domine infatigablement la musique de Schleu. Une déferlante de mots, encore des mots et toujours des mots, éructés, écorchés, crachés, hurlés, feulés, persifflés, miaulés sans relâche. Pas de repos pour les larves. Jusqu’à épuisement (le notre, bien sûr) et sans que l’on ait la possibilité de demander grâce, supplier que le déluge s’arrête enfin. Mais elle ne lâche rien, odieuse, névrotique, sans la moindre trace d’empathie, jouant elle aussi dangereusement avec la détestation, pouvant nous pousser à bout car elle est là pour faire chier : on n’a plus qu’à la fermer, c’est elle la chanteuse et ses textes  déversent inlassablement des histoires de vessie et de pisse, de courgette, de trous, de cicatrices, de plaies, d’aiguilles, de porcs, d’hypocrisie, de connerie.
On sort de là complètement lessivé, sans avoir exactement compris tout ce qui venait de nous arriver. On vient d’en prendre plein la gueule, plein pour notre grade, on le sait et parler d’inconfort serait encore trop positif. Mais on est d’accord.

[Lying In The Wrong Coffin est publié en vinyle par Cheap Satanism records, Degelite, L’Etourneur, L’Hygiène Sonore, Jarane, Pied De Biche, Poutch Militaire, Prix Libre record et Rockerill records]



lundi 7 juin 2021

Carver : White Trash



Au départ CARVER est un duo Nantais formé par David Escouvois, batteur impeccable et mignon comme tout pour Mr Protector puis Franky Goes To Pointe-à-Pitre, et par Thomas Beaudelin, auparavant chanteur et saxophoniste au sein des affreux mais regrettés Café Flesh, plus récemment biniouteur de freeture avec Trombe et poète / bidouilleur / chanteur obsédé par Tom Waits et Arthur Rimbaud sous le nom de Tom Bodlin. Dans Carver il s’occupe du chant, du saxophone mais également et surtout de la guitare, des fois tout ça en même temps, les joies de l’overdub.
J’étais complètement passé à côté de Bouncing In The Yards, premier enregistrement du groupe publié uniquement en numérique vers la fin de l’année 2019… un enregistrement qu’honnêtement je trouve trop vert et souvent maladroit mais, au delà de la joie de retrouver la voix de Thomas dans un registre davantage braillé / postillonné, il me faut également admettre que ce premier essai dégage un truc intrigant et inhabituel. Bouncing In The Yards a été bouclé en seulement deux jours avec l’aide au son de Pierre-Antoine Parois (batteur de Room 204, Papier Tigre, Spelterini, oui on est toujours à Nantes) et celles et ceux qui avaient découvert le groupe à ce moment là avaient au moins pu se dire que quelque chose d’intéressant se tramait, quelque chose de prometteur pour la suite.





La suite s’appelle White Trash, quatre titres gravés sur un disque en vrai et en dur et là encore mis en boite par Pierre-Antoine. Le principal gros chambardement c’est l’arrivée en renfort du bassiste Nicolas Monge. Une arrivée importante et qui change beaucoup de choses, participant à l’épaississement et à la dynamisation du désormais trio. L’autre fait marquant est plutôt de l’ordre de la confirmation, celle du caractère assez unique de la musique de Carver. Ce que l’on pouvait tout juste pressentir sur Bouncing In The Yards éclate de façon bien plus flagrante et surtout singulière sur White Trash.
Friand de culture américaine – le nom de groupe est un hommage au romancier et nouvelliste Raymond Carver, quant au titre du disque, inutile de te faire une explication de texte – Carver n’est pas vraiment un groupe de noise-rock. Du moins pas un groupe de noise-rock très classique, dans les deux sens courants donnés au genre : les trois musiciens ne marchent ni sur les platebandes tirées au cordeau de l’école de Chicago ni sur les arpions poisseux d’Amrep (quoique… le son et la ligne de basse de Priests sont tout à fait dans cette dernière lignée, mais vite contredits par la guitare).
Il faut aller chercher un peu plus loin pour trouver quelques indices sur la nature idiomatique d’une musique très énergique et au caractère imprévisible. Je pense à ces rythmes tout bizarres, casse-gueules, ensoleillés pourrait-on dire (il y a même une composition qui s’intitule Calypso, encore l’école nantaise), à ces riffs de guitare qui ligotent sans appuyer inutilement et s’abstiennent de découper du lard et d’étaler du gras plus que nécessaire (Everyone Knew), à ce chant qui part très souvent dans l’égosillement, à ces surlignages au saxophone qui ne s’égosille pas moins (Priests) mais sait aussi se faire plus discret (The Girl Next Door). Les quatre compositions de White Trash auxquelles les ayatollahs du couplet / refrain ne comprendront rien accrochent sans faillir, intriguent et donnent du fil à retordre sans rebuter, électrisent et séduisent, tout simplement : Carver est un drôle d’animal, aussi inspiré qu’inspirant, et surtout le trio s’impose déjà comme une figure atypique dans le paysage musical actuel.



[White Trash est publié en vinyle par Araki – Simon, arrête de me vouvoyer s’il te plait –, Day Off, Kerviniou recordz et Pied De Biche]

 

  

mercredi 17 mars 2021

Echoplain / Polaroid Malibu

 

Attention : marqueurs spatio-temporels de toute première importance. Lorsqu’on intitule son premier album Polaroid Malibu – en l’occurrence le nom d’un gadget photographique très en vogue dans les années 70, toujours en cours chez les hipsters du 21ème siècle et ici associé au nom d’une boisson alcoolisée tellement 80’s et idéale pour chopper une bonne gueule de bois doublée d’une crise de foie persistante – c’est soit que l’on est un jeune con prétentieux postmoderne qui veut faire genre soit un vieux schnock qui n’a plus peur de rien.
Avec ECHOPLAIN la réponse est toute trouvée : il s’agit d’un trio parisien composé d’anciens Sons Of Frida, le guitariste et chanteur Emmanuel Bœuf et le bassiste Clément Matheron. Des vétérans, si je puis dire, auxquels se rajoute le batteur Stéphane Vion qui lui joue dans Vélocross (groupe dans lequel on retrouve également Geoffrey Jégat, encore un ex Sons Of Frida et actuel Tabatha Crash). Ce monde est décidemment bien petit mais, je te rassure tout de suite, il sera toujours assez grand pour accueillir des groupes de la trempe d’Echoplain.







Je ne vais donc pas cacher mon enthousiasme débordant face à la musique de trois garçons pour qui porter des chemises à carreaux ne relèverait ni d’une attitude anachronique ni d’une posture revivaliste, qui ont tellement bien fait le tour de leurs goûts musicaux qu’ils continuent malgré tout de découvrir de nouvelles choses et qui – je l’imagine – jouent à titre très personnel la musique qui leur tient le plus à cœur. C’est ce que l’on entend en premier en découvrant les dix compositions virevoltantes et survoltées de Polaraid Malibu : toute l’unité et toute la cohérence dont font preuve ces trois là, au service absolu d’un rock tendu, sec, nerveux, emporté, électrique et souvent bruyant. Le côté indéfectible de la musique.
Tu remarqueras que je n’ai pas écrit directement « noise rock » bien que je n’en pense pas moins. Mais le noise-rock, c’est un peu comme le post punk : je ne sais pas vraiment ce que c’est mais j’en écoute tous les jours. Ici on ne peut qu’être scotché par la solidité, l’aplomb et la lucidité démontrés par la musique d’Echoplain sans pour autant avoir à déplorer un quelconque manque de fiabilité sur la longueur ou une propension irraisonnable pour le bruit gratuit et sans fondement. Loin des images floues (certes parfois pleines de charme) d’un polaroid et loin de la saturation écœurante de la boisson alcoolisée susnommée, le noise-rock du trio est un bijou d’équilibre, de netteté, de dosage et une mécanique si finement réglée que l’on ne s’en aperçoit même pas. Comme lorsqu’on parle de la mise en scène d’un film et que l’on affirme qu’elle est d’autant plus réussie qu’elle ne se voit pas à l’écran (ou plutôt : tu es tellement captivé par ce que tu regardes que tu ne te préoccupes plus trop de tout le reste).
Le mot finesse prend ici un sens encore plus aigu, parce que cette finesse est au service d’une musique que n’importe qui pourrait – uniquement par défaut ou par désinvolture, je ne sais pas – qualifier de bruyante. 
Mais ce serait omettre que si la musique d’Echoplain n’était que fracassante on finirait forcément par s’emmerder. Et ne pas comprendre que si elle l’est autant c’est bien parce que les trois Echoplain sont des orfèvres en la matière. A grands coups de saturation bien dosée et de dissonances bien placées (école Sonic Youth période Sister / Daydream Nation). A l’aide d’une rythmique à la volumétrie implacable et imaginative. Avec un coté mélodique indéniable, souvent mis en avant dans le chant, parfois parlé, parfois crié, toujours avec ce même sens du dosage et de l’à-propos. Un à-propos qui ne masque rien de la noirceur exprimée au travers d’une musique qui n’est pas là non plus pour nous séduire à tout prix. Et qui, en suivant toujours le même principe, y arrive donc parfaitement. La boucle est bouclée en quelque sorte. Mais le sujet est loin d’être clôt. Parce qu’il est littéralement impossible de se lasser d’Echoplain et de Polaroid Malibu.

 

 

[Polaraid Malibu est publié en vinyle par Araki, Pied De Biche et Zéro Egal Petit Intérieur – l’artwork est signé Sasha Andrès, chanteuse d’Heliogabale et d’A Shape, un groupe dont Emmanuel Bœuf, homme aux mille projets, a également été membre]

 

lundi 15 février 2021

Toru / self titled


  


 

Une pochette reprenant le détail d’un croquis de Léonard de Vinci (je l’ai lu dans les notes au verso). Et un nom faisant, effectivement, référence à un très gros roman de Yukio Mishima (je me suis renseigné auprès de l’un des musiciens du groupe). Toru est le prénom de l’un des protagonistes de La Mer de Fertilité, tétralogie testamentaire que l’auteur japonais considérait comme son grand-œuvre. Toru Yasunaga apparait dans le dernier tome intitulé L’Ange En Décomposition et est – peut-être – la dernière incarnation d’un seul et même personnage au milieu d’un récit multiple autour du Japon, depuis l’ère Meiji jusqu’à l’après-guerre et la reconstruction sous emprise américaine. Et c’est également un récit, finalement, évoquant l’irréalité du monde tel que nous le concevons et le percevons. Je n’ai jamais relu La Mer De Fertilité achevé par Mishima la veille de son coup d’éclat militariste et de son seppuku mais j’en garde le souvenir d’une lecture intense et fascinée malgré la difficulté de l’œuvre et des longueurs inhérentes aux démonstrations philosophiques et métaphysique de l’auteur (dans mes souvenirs de jeune homme de vingt et quelques années, des dizaines et des dizaines de pages sur les phénomènes de réincarnation et de métempsychose).
TORU c’est donc aussi un trio basé à Nice. Avec Nicolas Brisset à la batterie (mon informateur, c’est lui). Un musicien que l’on a déjà croisé puisqu’il joue, du moins lorsqu’il arrive à parcourir les quelques centaines de kilomètres qui le séparent de Reims et de ses deux petits camarades, avec Isaac, un autre trio dont on a abondamment parlé. Dans Toru les deux guitares sont elles tenues par Heloïse Francesconi et Arthur Arsenne qui par ailleurs officient au sein de HHH, groupe entièrement dédié à la musique synthétique analogique et modulaire (là aussi je me suis renseigné).

Heureusement pour nous et à la différence de La Mer De Fertilité la musique de Toru n’a jamais rien de fastidieux. Le premier album du groupe possède une immédiateté absolument remarquable. Comme si les trois musiciens jouaient là, devant nous, naturellement et librement, en direct. En fermant les yeux on imagine très bien Nicolas raclant la tranche de ses cymbales ou frappant la peau de ses fûts avec ses baguettes ; on pense à Arthur frottant les cordes de son instrument avec un tournevis en guise de plectre tout en les triturant de son autre main ; on se représente parfaitement Heloïse manipulant les effets de sa guitare pour sculpter des sons toujours plus étranges. La musique de Toru jaillit, dès le départ torrentielle et tribale mais pas exclusivement, ouvrant en grand une porte vers tous les possibles, refusant de rester dans un seul et unique registre, désignant d’entrée l’épicentre de ses secousses telluriques puis s’éloignant de ce point de départ grondant, tournant autour, l’oubliant, y revenant, passant par dessus, essayant de l’effacer puis de le retrouver, etc. Tout est question de processus et de narration autour d’idées foisonnantes et pour se faire les trois Toru multiplient autant qu’ils le peuvent les langages, les techniques, les volumes, les durées, les intensités.
Bien que systématiquement instrumentale – exception faite d’un 1, 2, 3, 4 ! tout ce qu’il y a de plus rock’n’roll en introduction de Trotteur Orlov et renvoyant, mais peut-être n’est-ce là qu’un pur hasard, à The Map des Deity Guns – la musique du groupe ne reste pas dans un seul registre et mélange noise, post, proto, free, truc et machin avec un sens de la temporalité qui laisse béat d’admiration. Entre autres, le rythme régulier de la batterie sur la deuxième partie de Diligence se rapproche curieusement du battement rassurant et inflexible d’une vieille horloge de campagne, une de celles dont le mécanisme est entrainé par la force de poids qu’il faut sans cesse remonter, tandis que les deux guitares jouent délicatement mais assurément au chat et à la souris.
L’album est d’une densité rare et sa durée relativement courte pour un enregistrement de musique instrumentale (37 minutes) n’enlève rien au sentiment d’achèvement et de dépaysement que l’on peut ressentir à son écoute. Mais en parlant d’achèvement je ne veux pas dire que Toru prétend faire le tour de la question : bien au contraire le groupe reste perpétuellement en état de recherche ; tout comme par dépaysement je n’entends que l’invitation à être emmener toujours plus loin. Jamais un locked groove placé en fin de disque ne m’aura semblé plus pertinent.

 

[le premier album sans titre de Toru est publié en CD et en vinyle par Araki records, Jarane, Pied De Biche et Poutrage records]

 

mercredi 5 décembre 2018

iSaAC / Évasions Manquées


Évasions Manquées : lorsqu’il a atterri entre mes petites mains un beau jour de septembre, je n’ai pas eu la présence d’esprit de demander aux trois membres d’iSaAC d’où venait le nom – tellement énigmatique – du nouvel album du groupe. La réponse est très simple et elle figure sur la pochette du disque : Nu Aux Ecchymoses est une peinture de Paul Rebeyrolle et elle fait partie d’une série intitulée…  Évasions Manquées. Qu’est ce qui a poussé un groupe de Reims à nommer son disque d’après une série de peintures exécutées entre 1979 et 1982 par un artiste originaire du Limousin ? Quelles visions ces peintures ont-elles fait naitre chez les trois musiciens ? Quelles révélations, quelle épiphanie ? Je n’en sais rien mais j’aime énormément ce genre de mystère parce qu’il s’agit d’un mystère qui me « parle »….
Nu Aux Ecchymoses est une œuvre figurative dont tout réalisme ou plutôt naturalisme est en fait absent : ce corps nu accroupi sur tas un tas de déchets (?) tentant de masquer son visage et une partie de son corps derrière des vêtements en lambeaux pourrait tout aussi bien être un fantôme échouant à s’arracher à la violence du monde ; un corps torturé de vie souhaitant se transformer en cendres. Ce que le tableau transmet avant tout, ce sont les sentiments de noirceur, de colère. Et pourquoi pas de révolte également. Plus simplement il me semble qu’en choisissant cette peinture iSaAC a voulu donner quelques indices sur l’identité de sa musique. Une identité de mouvements, de progression chromatique à peine constante, de noirceur faiblement éclairée, une représentation fuyante, mais en vain.





La dernière fois qu’iSaAC avait donné de ses nouvelles c’était pour
un split partagé avec Térébenthine (2014) qui, déjà, faisait largement oublier les premiers enregistrements du groupe (Herpès Maker, un CD datant de 2011). Mais c’était il y a quatre ans. Et de publication en publication iSaAC ne cesse d’évoluer et de surprendre. Chose difficile pour un trio qui pratique une musique instrumentale qui à ses débuts faisait principalement se rencontrer noise-rock taillé au silex et mathématiques appliquées. Les changements sont désormais aussi subtils qu’ils sont réels : iSaAC ne cherche plus à compliquer les choses ni à surligner ses intentions pour s’exprimer. Au contraire le groupe dégraisse et dépèce à tout-va, joue énormément sur les ambiances et les répétitions, dramatise parfois en exposant quelques moments d’emportement mais se refuse à jouer la carte de la progression théâtralisée et grandiloquente – iSaAC n’est pas un groupe de post-rock qui joue au yo-yo sentimental et démagogique. Par contre ce qui est très étonnant et très original, c’est ce processus qui pousse les trois musiciens à utiliser frontalement la carte de la répétitivité et celle du délitement. Le monde tangible et appuyé ne disparait pas vraiment… il se déforme, il se transforme, se recroqueville et se ramifie en même temps ; sa mutation est énigmatique mais semble t-il nécessaire, nouvelle incarnation d’un gris diaphane mais authentique.
On se perd dans les trois longues compositions d’Évasions Manquées. On s’y perd parce qu’encore une fois le principe de narration – avec un début, un milieu et une fin, youpi – en est absent : Aliocha, Molloy et Évasions Manquées se vivent à la seconde près, comme lorsqu’en marchant de nuit on suit son ombre qui avance en décalé sur le trottoir. Mieux : cette ombre s’allonge, s’altère, dévie, disparait à intervalle régulier. Puis elle réapparait à chaque fois que marchant toujours on franchit la limite du halo d’un nouveau lampadaire ; toujours la même ombre mais différente dans ses formes et ses mouvements, sorte de cinématique d’un état naturel et infini. Les « débuts » de chaque composition sont donc abrupts tout comme les « fins » sont frustrantes. Ces débuts et ces fins qui n’en sont pas vraiment parce que ce qui compte c’est ce qu’il y a entre les deux, cette itinérance infinitésimale au fantastique indicible, ni inquiétant ni rassurant. Juste complètement ailleurs. C’est un rêve.