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samedi 2 juillet 2022

Comme à la radio : YRRE (Luhlæ x The Witch)

 




Je n’avais jamais entendu parler de The WitchThe VVitch pour les intimes – un film réalisé par un certain Robert Eggers et sorti en salles en 2015 ou 2016. Mais il faut me pardonner : j’ai tellement de mal (je reste poli) avec le cinéma actuel et je préfère tellement les films en noir et blanc, des premiers Fritz Lang et tout le cinéma expressionniste allemand à l’insurpassable Kenji Mizoguchi en passant par les polars américains des 50’s (au hasard : Kiss Me Deadly de Robert Aldrich)… En fait, au départ, j’ai tout simplement cru que The Witch était un film tombé dans les oubliettes depuis longtemps et qui avait échappé à mes obsessions cinématographiques, un film tellement ancien qu’il était désormais libre de droits et pouvait être repris et projeté par n’importe qui et n’importe où.

Si j’ai pensé une telle chose, c’est à cause de YRRE. Un groupe de La Chaux De Fonds en Suisse et dont le premier méfait a été de proposer un ciné-concert autour de The Witch dans le cadre du Festival 2300 Plan 9 - Les Etranges Nuits du Cinéma. A l’époque le projet s’intitulait Luhlæ. En général ce sont les vieux films qui font l’objet d’un tel traitement, ce qui explique en grande partie mon erreur – je me rappellerai toujours des New-yorkais de Liminal (avec DJ Olive !) jouant sur le Nosferatu de Murnau, plus récemment on peut citer Brame et son interprétation de l’incomparable film Danois Häxan - La Sorcellerie A Travers Les Ages réalisé en 1922 (!) par Benjamin Christensen.







Depuis cette première tentative de mise en musique The Witch est devenu un véritable enregistrement publié en vinyle à trop peu d’exemplaires (une centaine ?) par Hummus records mais heureusement téléchargeable à prix libre (et même gratuitement) sur le b*ndc*mp ou le site du label. Et le projet a changé de nom pour devenir YRRE, pérennisé en tant que groupe composé d’Alex Straubhaar, Julien Floch, Naser Ardelean, Anna Sauter-Mc Dowell – que l’on a pu voir en solo sous le nom de Dubuk en décembre dernier à Grrrnd Zero – et Iannis Valvini.

Traversées de paysages anxiogènes dans une obscurité presque totale, climax haletants parsemés de hurlements aussi effroyables qu’insaisissables, déchainements de forces malfaisantes animées de pulsions meurtrières : Luhlæ x The Witch est un monstre multiforme d’une lourdeur écrasante et faisant preuve d’un sens de la tension à la limite de la cruauté. Un disque incroyablement dense et captivant qui remet à jour les compteurs du doom moderne comme du post hardcore. Tous ces trucs lents et lourds dont j’avais fini par me lasser parce qu’au delà de quelques groupes un peu plus doués que la moyenne le genre avait fini au cours des années 2000 par se perdre en route à force de trop de circonvolutions, de prétention mollassonne voire de digressions progressives. Des passages atmosphériques il y en a malgré tout quelques uns sur Luhlæ x The Witch (j’apprécie particulièrement Uhtceare) mais là encore YRRE ne perd rien de son élan et balaie tout sur son passage. Quant au beaucoup plus lourd Aglaeca, il en devient même complètement inclassable avec sa partie de guitare en forme de ressort charmeur/titilleur de nerfs à vif.

Cela fait bien longtemps que je n’avais pas écouté un disque de musique électrique et plombée aussi organique qu’inconfortable, aussi beau que vénéneux. Un disque qui refile immanquablement la chair de poule mais totalement ensorcelant, entre invitation et contrainte.... comme dans un vrai bon film d’épouvante et d’horreur, lorsqu’un sentiment de terreur incontrôlable fait prendre aux personnages des décisions complètement irrationnelles et aux conséquences potentiellement dangereuses ou même fatales. Sauf que la musique de YRRE n’a pas besoin des images du film qui l’ont inspirée pour exister en tant que telle et nous entrainer toujours plus loin sur ces chemins parsemés d’embuches que l’on redoute autant qu’ils nous fascinent, en direction des ténèbres. Une vraie réussite.

 

mercredi 2 février 2022

Rorcal & Earthflesh : Witch Coven


L’esperluette prend tout son sens : Witch Coven n’est pas un split entre Rorcal et Earthflesh mais bien un disque collaboratif, enregistré à deux. On ne présente plus les premiers, tenants helvétiques (Genève) d’un metal fortement teinté de black et adeptes du chaos hardcore ; quant au second il s’agit d’un one man band derrière lequel on retrouve un ex-membre de Rorcal, justement, à savoir Bruno Silvestre Favez, anciennement bassiste et aujourd’hui bidouilleur electo-bruitiste/harsh noiseux. On n’est jamais aussi bien qu’entre vieux amis.
J’ai souvent trouvé RORCAL trop emprunté, trop démonstratif et trop intentionnel. Le groupe aime les albums-concept, les enregistrements qui embrassent des formes narratives (en 2019, Eric Steiner Carlson, auteur du livre ayant inspiré l’album Muladona, avait même été invité à en lire quelques passages pour le disque). Moi qui aime plus que tout inventer mes propres histoires lorsque j’écoute de la musique ou qui, plus simplement, préfère me laisser aller et emmener n’importe où mais sûrement pas au milieu de récits mêlant créatures sanguinolentes surgies des abîmes, magiciens vengeurs et anges du mal exterminateurs, écouter un disque des Suisses me laisse un sentiment de frustration : je peux être d’accord lorsque la musique est au service d’une idée, d’un sentiment, d’un état d’esprit mais lorsqu’elle n’est que le vecteur d’une histoire ficelée, pliée et emboitée cela me laisse froid… Mais la bonne nouvelle est qu’en dépit de son titre Witch Coven semble débarrassé de tout concept ou alors il est tellement bien caché – car non explicité dans les maigres notes accompagnant le disque – que l’on ne s’en aperçoit pas. On peut prendre cet enregistrement tel quel, bien que le côté folklorique de l’artwork donne quelques indices. Evoquer les sorcières est un sujet définitivement bien à la mode.







Le disque se divise en deux parties, en fait deux titres d’un quart d’heure chacun. Le premier s’intitule Altars Of Nothingness et lorgne impitoyablement du côté d’un The Body version liturgique et emphatique (avec chœurs et tout et tout). N’aimant pas du tout guère les disques les plus récents de ce duo de Portland – je me suis arrêté en 2014 et à l’album I Shall Die Here – le fait que Rorcal semble s’en inspirer de façon aussi évidente devient assez perturbant. Heureusement cette première impression s’efface rapidement et la combinaison entre metal noirci mais joué lentement et les trames harsh concoctées par EARTHFLESH fait son œuvre et si l’emphase persiste, elle se teinte d’une inexorable montée en puissance et d’une obscurité toujours plus envahissante. La tension est presque à son comble mais les chœurs font leur réapparition à la fin de Altars Of Nothingness et, à nouveau, c’est un peu la déconvenue, comme un élan brisé – tout ça pour ça ?
Non : on écoute la deuxième face du disque et la seconde partie de Witch Coven. Et là c’est la grosse mandale. Inévitablement. Happiness Sucks - So Do You (un titre idéal à faire imprimer sur des beaux t-shirts misanthropes) est le point ascensionnel du disque. Tu me diras sans doute qu’Altars Of Nothingness n’était qu’une sorte de passage nécessaire et obligé pour mettre encore plus en relief cette suite cauchemardesque et brutale mais je te répondrai que non. Happiness Sucks - So Do You se suffit à lui-même, démarrant sur les chapeaux de roues et renouant impeccablement avec le côté black metal de la musique de Rorcal puis ménageant en son milieu un long passage anxiogène et ténébreux aboutissant à l’ultime saccage. Il ne faudrait pas croire non plus que l’empreinte d’Earthflesh y est moins importante. Les grésillements et autres perturbations sonores de Bruno Silvestre Favez sont nettement perceptibles, vont en s’intensifiant et entourent d’une aura particulièrement malsaine toutes les dernières minutes du disque. L’écoute au casque, une pratique qui d’habitude n’a guère mes faveurs, est cette fois plus que conseillée pour réussir à saisir toute la justesse de l’association entre les deux parties en présence.
Jusqu’ici Világvége était le disque des Suisses qui me posait le moins de problèmes. Il est désormais détrôné, dépassé de la tête et des épaules par Witch Coven qui, malgré les quelques réticences exprimées, démontre que Rorcal n’est pas un groupe du genre content de lui, à s’endormir glorieusement sur un matelas de ronces ou ficelé au milieu d’un bucher en flammes. Ce qui m’incitera encore et toujours à écouter sa musique dans le futur.

[Witch Coven est publié en vinyle par Hummus records]


vendredi 26 mars 2021

Louis Jucker & Coilguns / Play Kråkeslottet & Other Songs From The Northern Shores



Ce disque retranscrit une expérience très intéressante : la réinterprétation par COILGUNS, un groupe (disons) très électrique, de certaines compositions solo de son chanteur LOUIS JUCKER. Lorsqu’on connait un peu la musique de ce dernier et lorsqu’on connait le déchainement dont il est également capable au sein de ces mêmes Coilguns il y a quand même de quoi être très intrigué. Mais je ne vais pas trop perdre de temps non plus à faire les présentations… juste : au risque de froisser la modestie de cette bande de jeunes gens j’affirmerais que Coilguns est l’un des tout meilleurs groupes actuels de hardcore noise métallisé (etc.) de l’hémisphère nord, du moins c’est l’un de mes préférés dans le genre. Voilà. Est-ce que tu la sens mon « objectivité » poindre le bout de son nez à la lecture de cette chronique ?






Comme pour tromper tout le monde Louis Jucker & Coilguns Play Kråkeslottet & Other Songs From The Northern Shores démarre par un We Will Touch Down – initialement enregistré pour l’EP Some Of The Missing Ones paru en 2015 – doté d’une intro presque bluesy et somme toute globalement assez calme. Il n’y a presque pas de batterie sur ce titre, les guitares sont bien présentes mais jamais tonitruantes et surtout le chant de Louis Jucker est bien plus grave et bien plus posé que lorsqu’il est tout seul (et il ne se met pas à brailler non plus comme avec les Coilguns). Seagazer, l’une des meilleures compositions tirées de Kråkeslottet, débarque tout de suite après et la machine se met alors davantage en branle, comme prise de gros frissons. Mais on reste toujours éloigné du chaos viscéral et habituel du groupe, malgré la tension qui monte au fur et à mesure du titre et la partie finale de guitare très noisy.

Sur Play Kråkeslottet Coilguns se révèle pleinement en tant que formation classique de rock (oui), avec un caractère épais et robuste, soucieuse de donner le meilleur d’elle-même et d’œuvrer au service de
s compositions plutôt que de tout exploser sur son passage – tu me diras : les deux n’étaient pas forcément incompatibles. On sent un réel investissement de la part de Jona Nido (guitare), Donatien Thiévent (synthétiseur, basse et voix) et Luc Hess (batterie), les trois musiciens s’appropriant la musique de Louis Jucker comme la leur. Cela peut donner des titres très enlevés tels que The Stream et le plus sombre Back From The Mine ou d’autres bien touffus comme A Simple Song et The Woman Of The Dunes. Play Kråkeslottet concrétise aussi et d’une façon différente les talents de chanteur de Louis Jucker, souvent un peu crooner poppy-destroy, plus rarement un peu funambule (Storage Tricks et surtout Merry Dancers, magnifique composition retrouvant tout le côté intimiste et poétique de sa musique).
J’avoue que j’ai un peu triché en écrivant tout cela parce que je savais déjà à quoi m’attendre, ayant assisté en février 2019 à un concert de Louis Jucker & Coilguns. Un vrai beau souvenir – non, je ne ferai aucune remarque à ce sujet et en rapport avec la crise sanitaire actuelle et les restrictions qui en découlent, tout ceci est beaucoup trop désespérant – mais, honnêtement, la découverte et l’écoute de Play Kråkeslottet ont également été un grand moment. Même si les notes au dos de la pochette précisent que tout a strictement été enregistré tel que joué lors des concerts, sans arrangements supplémentaires effectués en studio : cela ne m’a pas empêché d’être surpris…

Et puis… je sais bien que ni le chanteur ni le groupe ne font exactement deux fois la même chose, de la même façon (mais c’est aussi pour cette raison qu’on les apprécie) pourtant j’aimerais bien ou plutôt je rêverais qu’un jour tout ce beau monde remette ça et donne une suite à ce formidable Louis Jucker & Coilguns Play Kråkeslottet.  Et refasse des concerts sous cette forme, évidemment. Merci.


[Louis Jucker & Coilguns Play Kråkeslottet & Other Songs From The Northern Shores est publié en vinyle rouge membrane par Hummus records]

 

 

 

 

jeudi 25 mars 2021

Louis Jucker / Something Went Wrong


 


 

Lorsque j’écoute un album solo de LOUIS JUCKER je m’imagine toujours la drôle de tête que va faire celle ou celui découvrant pour la première fois la musique du chanteur / guitariste de Coilguns. Mais ne soyons pas intolérants ni obtus et d’ailleurs je ne le suis pas – enfin, pas tout le temps non plus. Bref... il n’y a strictement aucun rapport entre ce que fait le groupe suisse de hardcore noise et ce que fait Louis tout seul. Mais c’est tant mieux, non ?
Pour ma part j’en étais resté à Kråkeslottet, son gros os de baleine, la Norvège, le cercle arctique et les compositions intimistes du jeune homme. Et l’envie d’en entendre bien davantage. Kråkeslottet est un disque très court, presque un instantané. Something Went Wrong a beaucoup plus de quoi combler mon appétit avec ses trente cinq minutes. Mais au fond rien de change. Ce nouvel album possède la même fragilité – disons plutôt le même caractère ténu et aérien – et la même grâce diaphane que son prédécesseur. Et beaucoup plus de lumière. Enregistré au cours du mois d’aout 2018, encore une fois en solitaire ou presque, à l’aide d’un huit-pistes et avec une instrumentation souvent très sommaire, Something Went Wrong peut être appréhendé comme une sorte de journal intime. La première chanson intitulée 31 Years Of Waiting For This évoque d’ailleurs directement l’âge du chanteur au moment de l’enregistrement. On est donc en plein dedans. Comme lorsqu’on regarde le portrait de Louis Jucker sur la pochette du disque. Une photo prise par Augustin Rebetez qui signe également la série des beaux polaroids qui illustrent l’épais livret joint au disque. Les yeux fermés. Après tout, lorsque on se décide à s’ouvrir autant et à livrer beaucoup de soi au travers de sa musique il n’y a sans doute pas d’autre solution que celle là.
Fermer les yeux c’est aussi et surtout ce que l’on est invité à faire en écoutant Something Went Wrong. Un disque dont le caractère intérieur et profond n’est pas altéré par le titre pourtant pessimiste voire négatif du disque. J’ai cherché un début d’explication à un tel titre dans les paroles des chansons et les notes du livret mais je ne l’ai pas vraiment trouvée… En fait je ne vois que celle, assez commune pour tout dire, d’une vie qui n’apporte jamais tout ce que l’on pense pouvoir attendre d’elle, si on se laisse aller (le tout étant de s’en rendre compte). Crise de la trentaine ou pas pour Louis Jucker je n’en sais rien mais Something Went Wrong semble déborder de questionnements existentiels.
Enregistré à la maison, c’est-à-dire dans un chalet des montagnes suisses et non pas en voyage/itinérance et dans un pays lointain, voilà un album qui assemble tout doucement les pièces d’un repli introspectif, pas forcément évident mais nécessaire et inévitable pour son auteur – peut-être est-ce pour cette raison qu’autant de temps a passé entre l’enregistrement et la publication définitive du disque. Voix souvent haut perchée et même quelques fois presque fluette, instrumentations à minima et rarement électriques (une boite-à-rythmes discrète et de la guitare sur
31 Years Of Waiting For This, le caractère plus rock de The Dam et c’est à peu près tout), quelques traces de field recordings parfois (I Hate To Hurt The Hearts I Eat), expérimentations sonores délicates, hasards heureux d’un enregistrement soigneusement lo-fi : Something Went Wrong n’a rien d’un disque neurasthénique et d’abattement. Au contraire j’y vois comme une nouvelle étape poétique pour Louis Jucker et une source de chaleur, douce mais persistante… Then live before I die / Using this time / Leave it all behind / All that’s left.


[Something Went Wrong est publié en vinyle transparent par Hummus records – il est également en téléchargement à prix conseillé sur le site du label] 

 

 

vendredi 18 décembre 2020

Convulsif / Extinct

 

L’absence de toute trace de guitare n’est pas lélément le moins remarquable de la musique de CONVULSIF. Du moins pour un groupe qui fait autant de bruit, dégage autant d’énergie, peut se montrer aussi furieux et massif, provoque autant de secousses telluriques tout comme il est capable d’instiller des climats chargés en tension claire-obscure. Bien qu’il serait très facile de l’affirmer ainsi, Convulsif n’est pas un groupe de la scène metal / hardcore : il peut certes y être rattaché mais il se démarque déjà avec un étonnant line-up : Christian Müller à la clarinette et à l’électronique, Jamasp Jhabvala au violon et à l’électronique, Loïc Grobéty à la basse électrique et Maxime Hänsenberger à la batterie (ces deux derniers représentant incontestablement le coté metal de Convulsif alors que les deux premiers sont principalement responsables du côté bruitiste et expé de la musique du groupe).
Il y a une certaine « tradition » – je n’aime pas ce mot mais tant pis – du côté de la Suisse avec des groupes dont les profils sont atypiques et qui jouent une musique qui l’est tout autant bien qu’elle puise son inspiration dans quelques figures idiomatiques connues et reconnues. Alboth! bien sûr, au tournant et sur une grosse première moitié des années 90 mais aussi Monno dans les années 2000. Chez les premiers comme chez les seconds il n’y a pas de guitariste mais un recours accru et bruitiste à l’électronique (notamment chez Monno via l’utilisation d’un laptop et les basses fréquences générées par le saxophone d’Antoine Chessex branché sur des amplis guitare). Convulsif est de cette famille là, celle où la voix quand il y en a est onomatopéique (Alboth !) et où surtout les trames sonores et les motifs musicaux proviennent d’instruments détournés et déformés qui en temps normal ne sont pas destinés à un tel usage. On pourrait aussi un peu comparer Convulsif à 16/17 pour l’utilisation commune d’instrument à anches – ici la clarinette basse – et un sens peu commun de la détermination.



Ce qui rapproche (et à juste titre) Convulsif des musiques metal et hardcore c’est donc la lisibilité permanente de son imposante section rythmique. Une basse massive et bien puissante et qui ne bave pas, en doublette avec une batterie spectaculaire et à l’omniprésente technicité. Une assise formidable et incroyablement efficace dont rêveraient nombre de groupes beaucoup plus classiques dans leur forme. La conséquence de tout ça c’est que non seulement Convulsif est capable en concert de rivaliser avec n’importe quel groupe de fous-furieux amateurs de blast beats et de martèlements en continu mais que surtout les quatre suisses laissent bien souvent tout le monde loin derrière eux question fureur et à-propos, y compris lorsqu’ils sont confrontés à une horde de hongrois qui ont vraiment peur de rien.
Mais c’est ce qui m’a toujours un peu manqué en écoutant les enregistrements studio de Convulsif, y compris le deuxième album mystérieusement intitulé IV et publié en 2016 : la présence organique et émotionnelle d’une formation se servant d’éléments aussi différents que significatifs pour faire oublier toute intention trop flagrante. Autrement dit, autant Convulsif peut se montrer acharné et commotionnant en concert autant je trouvais le groupe un peu trop froid et rigide sur disque. Un défaut cette fois largement corrigé avec Extinct, un disque sur lequel on retrouve toutes les façons de faire des Suisses mais mises différemment en perspective, les quatre musiciens choisissant de faire durer davantage leur compositions avec Five Days Of Open Bones sur la face A et surtout The Axe Will Break sur la seconde (plus de 12 minutes à chaque fois). C’est lorsque Convulsif prend ainsi le temps de la développer que je trouve sa musique plus aventureuse, plus pertinente, plus intéressante, plus forte et plus belle, tout simplement.
Les titres très courts – Surround The Arms Of Revolution, Feed My Spirit Side By Side et Torn From The Stone (ce dernier figurant uniquement sur le 7’ joint avec l’édition vinyle limitée de l’album) – sont très convaincants mais me séduisent nettement moins, bien qu’ils ne soient en aucune façon sans intérêt. Buried Between One n’est pas un entre deux : chargée d’ouvrir le disque avec son incroyable montée en puissance, cette composition possède l’intensité des plus virulents assauts de Convulsif mais étalée sur près de sept minutes éprouvantes de fascination, grâce à un sens implacable de la dramaturgie. C’est dans ces moments là que je me dis que le groupe est peut-être unique dans cette façon qu’il a d’assembler petit à petit les éléments de sa musique pour ensuite les densifier et atteindre une certaine vision paroxystique (ce qui est également le cas de Five Days Of Open Bones, une aventure à lui tout seul). Extinct est bien l’album que j’attendais de la part de Convulsif.

[Extinct est publié en vinyle avec plein de variantes de couleurs et en CD par Hummus records]

vendredi 27 décembre 2019

Coilguns / Watchwinders


Les quatre COILGUNS n’auront pas attendu trop longtemps avant d’enregistrer une suite à Millennials, leur deuxième album publié au printemps 2018 et dont je n’ai pas encore totalement fini de faire le tour tant sa complexité, sa rudesse, son exigence et sa noirceur continuent, aujourd’hui encore, de me prendre à la gorge. Je ne vais pas te refaire toute l’histoire mais disons simplement que pour Millennials le groupe suisse s’était mis en danger ou plutôt s’était mis en instance de création en s’isolant dans une vieille baraque perdue au beau milieu de la campagne allemande pour enregistrer des bandes dans des conditions plus roots que roots. S’en était suivi un gros travail de réflexion, de post production et de montage aboutissant à un album d’une rare densité et synonyme de réussite totale.
Pour son troisième LP Coilguns a décidé de jouer à nouveau la carte du confinement, interrompant provisoirement sa tournée 2018/2019 pendant un mois entier pour s’enfermer volontairement dans un (vrai) studio et pour mettre en boite ce qui allait devenir Watchwinders, et ce sans réel travail préparatoire. Ce nouvel enregistrement, s’il reprend à peu près la syntaxe musicale et toutes les obsessions habituelles de Coilguns, est logiquement plus direct et davantage brut de décoffrage que son prédécesseur. Plus hardcore voire plus punk devrais-je même dire, tant la linéarité de certaines compositions et l’efficacité simple de certains riffs assassins ou de certaines lignes de chant peuvent surprendre. 




Revenant à plus de lisibilité Watchwinders n’en est pas pour autant un album banal et passe-partout de la part d’un groupe toujours aussi peu adepte de la gymnastique rythmique et sportive et de la séduction tatouée. Coilguns reste Coilguns et si on y regarde d’un peu plus près Watchwinders ne fait que le lien entre le premier et le deuxième album du groupe : de Commutters (publié en 2013) les Suisses ont su garder toute l’énergie et toute la rage du hardcore moderne post Converge de même qu’un sens appréciable de l’accroche fédérative via des parties chantées souvent mémorisables et même chantables (si ton rêve a toujours été de hurler sous la douche en tenant Louis Jucker dans tes bras alors cet album t’apportera la solution) ; de Millennials les Coilguns ont conservé la noirceur, l’instabilité, le questionnement, le chaos. Bien plus original que Commutters – sans parler des compositions de jeunesse publiées sur 12’ entre 2011 et 2012 – mais moins abrupt et moins difficile que Millennials, Watchwinders est en quelque sorte l’album consensuel du groupe, celui qui donne envie de se rouler par terre (encore un truc que l’on voudrais volontiers faire avec Louis, si tu as déjà vu les Coilguns en concert tu sais de quoi je veux parler) sans passer pour un cadre supérieur d’une banque d’affaire se déguisant en tough guy le temps d’un weekend au Hell Fest. « Consensuel » est donc à prendre dans le bon sens du terme, celui d’une immédiateté et d’une énergie contagieuse et signifiante que l’on aurait tort de bouder, à moins d’être uniquement fan de crust bulgare et de grind hongrois. Et Coilguns d’apporter ainsi une vraie réponse à l’enlisement stylistique du hardcore moderne, ce qui n’est pas rien.

Enfin, et comme à son habitude, le groupe a particulièrement soigné la présentation de son disque. Je ne vais pas énumérer toutes les variantes de couleurs de vinyle avec lesquelles il a été pressé, je ne vais par trop te parler du beau cartonnage ni de l’impression de la pochette mais plutôt dire un mot sur cet alien animal qui orne l’artwork de Watchwinders (beaucoup d’œuvres similaires ornent la plupart des vingt quatre pages (!) d’un somptueux livret de la même taille que la pochette). L’auteur en est Noé Cauderay – je mets ici un lien vers son Tumblr sans être certain que celui-ci soit encore actif et à jour. Et ces monstres/taches/créatures/démons personnels collent superbement à la musique de Coilguns, fascinent autant qu’ils effraient, provoquant ce mélange équivoque de rejet et d’attirance, de noirceur et d’inconnu. Ne pas savoir mais (s’) avancer pour ne pas avoir peur.

[Watchwinders est publié en vinyle, CD et même en cassette par Hummus records] 

mercredi 18 septembre 2019

Louis Jucker / Kråkeslottet


Cela fait plusieurs mois que ce Kråkeslottet traine à la maison. Ce qui est plutôt ironique et cocasse pour un disque enregistré presque à l’autre bout du monde, du côté de la Norvège et au delà du cercle polaire. Alors que moi je suis plutôt du genre à ne jamais sortir, sauf pour aller à un concert et à l’unique condition que le concert en question ait lieu à moins de trente minutes à vélo. Je suis un pantouflard pour qui prendre le train pour aller en Bretagne reste toute une aventure (par exemple). Quelqu’un qui préfère s’émerveiller par procuration plutôt que d’aller voir et d’essayer par lui-même ce qu’il ne connait pas encore. C’est le côté pratique et confortable de la musique, la meilleure des drogues du monde pour l’imagination. Ça et regarder le plafond se déformer doucement.
Cela fait donc plusieurs mois que Kråkeslottet traine chez moi, au milieu de tout un tas (bien rangé, le tas : ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit) de disques pas encore réellement écoutés, de disques abandonnés en cours de route, de disques parfois donnés par quelqu’un espérant que j’allais en tirer une chronique, de disques oubliés. J’ai acheté Kråkeslottet après avoir assisté à un concert de Louis Jucker et d’Émilie Zoé à la Triperie. En février dernier. Un concert qui m’avait tellement plu que j’ai embarqué le disque de Louis à la fin, faisant fi des restrictions budgétaires et des fins de mois difficiles. Ce jour là et pour toute cette tournée hivernale LOUIS JUCKER était accompagné de ses petits camarades de Coilguns* et je trouvais que cela allait tellement bien à ces quatre garçons plutôt habitués aux déferlantes hardcore noise de jouer une musique un peu électrique mais pas trop, une sorte de folk habité, dont le squelette aurait été subtilement habillé d’un peu de chair grungy, noisy et arty. Je pensais que Kråkeslottet allait être le digne écho de ce très bon concert et rien de plus.




La réponse à toutes mes attentes n’est pas aussi simple et sur le moment s’est révélée plutôt déconcertante – parce qu’en plus d’éviter de sortir de chez moi je prends mes rêves désirs pour la réalité. Kråkeslottet a été enregistré par Louis Jucker tout seul, au milieu de nulle part au nord de la Norvège, au niveau du 69ème parallèle peut-on lire sur la pochette, à un endroit qui a donné son nom au disque et qui signifie le château du corbeau**. Là bas le musicien a non seulement trouvé l’inspiration nécessaire mais il a également trouvé des instruments et divers objets qui lui ont permis de mettre en musique ses compositions. Ainsi sur Kråkeslottet on peut entendre de l’harmonium, de l’orgue, de la guitare sèche, du piano désaccordé, de la machine à écrire mais également des percussions exécutées sur un os de baleine*** ou sur un vieux four à bois. Aucune trace de guitare électrique, de basse, de batterie. Pas la moindre intervention d’aucun membre de Coilguns à l’horizon mais uniquement Louis Jucker, sa voix, ses compositions, ses instruments de fortune ou bricolés plus quelques field recordings pris sur le vif en Norvège.
Ce qui fait de Kråkeslottet un disque particulièrement intrigant (parce que se révélant de plus en plus spécial). Et maintenant – il était temps – que le souvenir de ce fameux concert de Louis Jucker featuring Coilguns n’est, précisément, plus qu’un souvenir, cet enregistrement prend une toute autre dimension. Il est tout d’abord marquant de constater qu’en dépit de son côté bricolé, presque aléatoire, lo-fi, solitaire et apparemment instantané Kråkeslottet est un album qui se tient, ce n’est pas un disque-vignette en forme de carte postale envoyée par un explorateur du dimanche et composé de bouche-trous enregistrés par désœuvrement. Peut-être Louis Jucker avait-il avant son départ pour la Norvège le commencement d’une idée d’un projet pour un disque (ou pas), peut-être nombre des compositions du disque étaient-elles déjà dans sa tête mais le résultat est bluffant, parce que paradoxalement achevé et cependant flottant, concret et néanmoins hanté, fantomatique. Terrien et poétique. Maritime et fugitif. Un disque que l’on écoute tel quel, pour ce qu’il est, une offrande miraculeuse. Et chaque chanson de Kråkeslottet possède son petit truc à elle, une séduction particulière : une trouvaille sonore poétique par ici, une instrumentation funambule par là…
On sait que Louis Jucker est une sorte de boulimique et de stakhanoviste de la musique. On ne compte plus le nombre de projets auxquels il a déjà participé ou qu’il a initiés et surtout on s’étonne toujours autant de la diversité des styles abordés par le musicien/chanteur. Alors difficile de dire si Kråkeslottet est son œuvre la plus personnelle à ce jour. Mais quelque chose me pousse à croire qu’il s’agit au moins de l’un de ses disques les plus spécifiques et les plus particuliers (oui, je t’ai déjà dit que je prends souvent mes désirs pour la réalité). Il aurait donc été encore plus dommage qu’il n’en propose pas une relecture différente lors de ses concerts avec les Coilguns. Et il aurait été dommage que j’en reste là, bêtement, à attendre que mon plafond se déforme une nouvelle fois. La musique de Louis Jucker a ceci d’inestimable qu’elle peut s’incarner de différentes façons, avoir plusieurs vies. Merci pour le voyage.

[Kråkeslottet comporte huit chansons, dure vingt huit minutes, tourne en 45 tours et est publié en vinyle transparent par Hummus records]

* lesquels Coilguns s’apprêtent déjà à publier leur troisième album, fichtre
** je ne parle toujours pas le norvégien mais le disque étant sous-titré « The Crow’s Castle », cela tombe sous le sens
*** si tu n’as jamais vu d’os de baleine de ta vie jette donc un œil sur la pochette du disque

jeudi 24 janvier 2019

Émilie Zoé / The Very Start






The Very Start est le deuxième album solo d’ÉMILIE ZOÉ. Dix titres que la chanteuse-guitariste et compositrice suisse a longuement muris et rodés dans sa chambre puis lors de concerts en compagnie du batteur Nicolas Pittet, lequel joue également sur le disque (mais je ne suis pas totalement certain que parler de « maturation » soit dans le cas présent réellement approprié, The Very Start n’a rien d’un pinard tannique et goûtu vieilli en fûts de chêne ni d’un bouton d’acné juvénile).  
En concert Émilie Zoé parle énormément entre chaque titre, elle fait des petites blagues douces-amères, expliquant volontiers d’où lui sont venues l’inspiration pour telle composition, l’idée de telle autre, certaines paroles… elle évoque alors une anecdote tirée de son quotidien, un souvenir précis, un moment mélancolique ou une histoire avec sa grand-mère. Émilie Zoé c’est de la mise à nu avec toute cette vérité que l’on ne peut convoquer que par modestie – faire de la musique et s’exposer devant un public prend alors toute sa dimension existentielle, libératrice mais aussi, des fois, cathartique. Ce n’est donc pas un hasard non plus si Émilie Zoé joue également dans Autisti avec Louis Jucker à ses côtés.

Si j’évoque autant la chanteuse en concert, c’est parce que je me suis retrouvé devant une sorte de dilemme : celui de pouvoir découvrir enfin The Very Start et ses chansons magnifiquement poignantes qui m’avaient tant touché sur scène tout en ayant peur du décalage entre cette expérience du live et l’écoute du disque. Émilie Zoé compose et joue dans un registre difficile, celui de l’intime (donc) et du personnel, celui de l’intérieur qui s’échappe presque furtivement par l’épiderme (les chansons à fleur de peau) et en découvrant The Very Start j’ai brièvement éprouvé ce sentiment de tricher puisque j’avais en quelque sorte eu droit à toutes sortes d’explications lors d’un concert, comme si j’avais eu par avance une antisèche avant un examen et que l’affaire était finalement entendue. 
Tout ne s’est pas passé de cette façon, en tous les cas rien ne peut jamais être aussi évident ni prévisible et c’est tant mieux. The Very Start s’affirme rapidement sans plus de justifications grâce à sa beauté tout simplement émouvante et le talent d’une chanteuse forte de tout ce qu’elle cherche à exprimer. Et au contraire je reste persuadé que d’avoir assisté à un tel concert bien avant la sortie du disque en novembre 2018 n’a été quune aubaine involontaire et quune sorte d’étape : finalement ces chansons je les connaissais sans les connaitre, il en subsistait quelques traces en moi – des traces, je dois l’avouer, fugaces, plus des impressions persistantes et ineffaçables qu’autre chose – alors ces chansons je les ai (re)découvertes et je les ai à nouveau aimées. Et peut-être bien que je me suis mis à les aimer encore davantage.

Lorsque je dis qu’Émilie Zoé opère dans un registre difficile c’est aussi parce qu’elle est presque toute seule, ou plus exactement elle joue à deux : avec sa guitare plus ou moins électrique et son chant, sa voix ; accompagnée de son indispensable complice Nicolas Pittet à la batterie (délicate), lequel joue également un peu de clavier ou donne de la voix de ci de là. La musique d’Émilie Zoé qui tire ses racines de la poésie du folk et de la mélancolie du blues – et inversement – est surtout d’un minimalisme abrupt et d’une évidence simple, il n’y a pas de moulures en stuc ou de peintures en trompe-l’œil, tout est là à portée d’oreille et de cœur.
Pour autant The Very Start n’est pas un disque facile, non c’est un disque exigent – et cette exigence est celle d’Émilie Zoé. Alors qu’il ne reste que sa voix, sa guitare et ses mots, l’écoute devient obligatoire, c’est à dire non pas imposée mais indispensable ; lorsque un second chant, un piano ou un orgue apparaissent, lorsque la guitare se met en mode très électrique ce n’est jamais pour superlativiser, ce n’est pas non plus pour faire un écran de fumée mais pour exprimer avec toute la justesse possible ce qui doit l’être. Avec The Very Start il ne manque donc jamais rien comme il n’y en a jamais de trop. 
Enfin, je ne veux pas non plus trop comparer. J’entends parfois qu’Émilie Zoé serait le pendant helvète d’une Chan Marshall (Cat Power) perdue dans un vieux grenier ou d’une PJ Harvey retrouvant la grâce… si Émilie Zoé devait me faire penser à quelqu’un et si sa musique devait être mise en parallèle avec d’autres, je parlerais plutôt de Troy Von Balthazar et de Bill Callahan / Smog : deux musiciens et auteurs qui n’ont jamais eu peur de parler d’eux-mêmes, de leurs fragilités, de leurs doutes, de leurs désirs, de leurs petites luttes ; deux personnes qui osent s’ouvrir à celles et ceux qui les écoutent et qui donc les aiment aussi pour cette raison là. La pudeur est un don dans tous les sens du terme mais c’est également une force, aussi noble, évidente et sincère que possible – bien loin de tout étalage qui corrompt l’âme. Le genre humain.

Une bonne nouvelle : Émilie Zoé traversera la France en long en large et en travers cet hiver pour défendre The Very Start en qualité d’invitée de marque sur la tournée de Louis Jucker qui lui s’apprête à publier un nouvel album solo début mars et sera pour l’occasion accompagné de ses petits camarades de Coilguns comme backing band. Les lyonnaises et les lyonnais auront le plaisir de voir tout ce beau monde à La Triperie (20 rue Imbert-Colomès, Lyon 1er) le 25 février.

[The Very Start est publié en CD et en vinyle par Hummus records qui par ailleurs a également réédité Dead End Tape, le premier album de la chanteuse]

mardi 3 juillet 2018

Coilguns / Millennials


La toute première fois que le nom de Coilguns est parvenu à mes oreilles c’était pour entendre les mérites d’un groupe qui allait bientôt donner un concert pas très loin de chez moi. L’organisateur du dit concert m’avait alors affirmé : cela pourrait te plaire et tu verras, c’est encore une convergerie mais c’est plutôt bien et plutôt réussi dans le genre. Une catégorisation et un descriptif (pas forcément très justes) qui pouvaient très bien attirer les sportifs du hardcore en plastique comme faire fuir les ronchons tourmentés et autres intellos à lunettes. Mais Commuters, le tout premier album de Coilguns, venait tout juste de paraitre et fort heureusement il possédait suffisamment de personnalité et de caractère pour se passer de toute comparaison limitée et pour convaincre positivement le plus retors des ayatollahs du goût des autres. En 2013 Coilguns n’était déjà pas un groupe très compatible avec la doxa hardcore et métallique.
Alors laissons tout de suite tomber les idées préconçues à propos d’une formation plutôt étrange et atypique dont l’évolution discographique démontre un tempérament autonome aussi inventif qu’inflexible ; mettons de côté les clichés tels que : Coilguns est un groupe suisse (La Chaux De Fonds) ; Coilguns évolue dans un style très en vogue de par là-bas, entre hardcore, noise et metal ; Coilguns ne mange pas de viande mais sait faire saigner les tympans ; Coilguns c’est la guerre et la douleur ; etc. Je reconnais volontiers que cet environnement musical a très certainement joué un rôle propice dans l’éclosion et le développement d’un groupe formé par d’anciens membres de The Ocean, The Fawn, Kunz et j’en oublie mais cela ne suffit pas à tout expliquer, loin de là.



 

En publiant Millennials en mars 2018, COILGUNS a fait plus que continuer à s’affranchir de toute cette scène hardcore machinchose et s’est placé très loin au dessus de tout ça. Ou plutôt le groupe a définitivement plongé tête la première dans un étang dangereusement attirant et à la profondeur insondable, laissant flotter à la surface les bons élèves et les nageurs en gilets de sauvetage qui ont trop peur de prendre le risque de se noyer. Il n’y a que deux façons de se jouer des codes et des habitudes : soit les parodier et s’en moquer (le fameux second degré) ; soit se les approprier au-delà de toute volonté de copiage et de reproduction. A condition de savoir s’en donner les moyens, donc d’en avoir le talent. Coilguns fait clairement partie des trop rares groupes qui osent s’ouvrir les veines et aller au bout de leurs limites non pas pour faire apparaitre la vérité mais leur vérité à eux.
Enregistré dans une vieille maison isolée au milieu de nulle part et par les propres soins du groupe – plus exactement c’est le chanteur / guitariste Louis Jucker qui s’en est chargé – Millennials possède un son tout bonnement incroyable et organique, bien loin de toutes les productions actuelles toujours trop surgonflées et stéréotypées. La musique de Coilguns est ni lisse ni froide comme le métal d’une sulfateuse en mode automatique et elle ne peut pas être comparé à une arme de destruction massive ou à un banc de musculation abdominale. Dans la forme comme dans le fond elle est bourrée de surprises et de « faiblesses » : Millennials est un disque hérissé et cabossé de toutes parts et il révèle surtout d’innombrables failles dans lesquelles Coilguns nous entraine corps et âme ; il n’y a aucun pseudo sadisme calculé et donc aucune posture et aucune démonstration là dedans. Nous plongeons donc volontiers en même temps que le groupe et pour rien au monde nous ne voudrions le lâcher et abandonner cette longue étreinte envoutante et vénéneuse.
Chargé en saturation, dissonance, cassures mais aussi en malaise et en noirceur, Millennials est un disque perturbé et anxiogène mais ne saurait être simplement réduit à ça. Chacun des dix titres apporte son lot d’éléments imprévus et les compositions prennent souvent des tours inattendus. Une rythmique rapide, un riff tranchant ou une partie de chant hurlée cachent toujours autre chose. Écoutez bien l’enchainement Millennials / Spectrogram, on y trouve une incroyable succession d’éléments : un départ fulgurant comme une torpille vers l’inconnu ; un son de guitare déchirant et comparable à nul autre, aussi tranchant que chargé en résonnances sépulcrales ; puis surgit comme un glissement en arrière plan (il semblerait que le disque ait été enregistré sur bandes, ce qui permet certaines manipulations) ; arrivent alors des voix chuchotées et insaisissables comme des spectres et le retour de ce son de guitare toujours aussi stupéfiant, sur fond de roulements de batterie et de nappes de synthétiseur. Et les surprises de continuer sur Music Circus Clown Care puis Ménière’s, etc, etc. Avec cet album Coilguns ne laisse donc que peu de répit à l’auditeur mais sans l’étouffer dans un ennui mortifère. D’une densité aussi intense que rare, Millennials est un disque imposant – important – et surtout un disque bourré de talent, ce genre de talent qui consiste à ne pas se contenter ni jamais se satisfaire de ce que l’on a déjà fait tant de fois : Millennials est perpétuellement en mouvement et cela reste finalement la plus grande des qualités d’un album qui par ailleurs n’en manque absolument pas.

[Millennials est publié en vinyle et CD par Hummus records, le propre label de Coilguns – tous les précédents enregistrements du groupe (EPs, splits et album) ont par ailleurs été réédités avec grand soin pour l’occasion, alors profitez-en]