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mercredi 7 décembre 2022

KEN Mode : Null

 



Hardcore ? Metal ? Noise-rock ? Quelle est donc la nature profonde de la musique de KEN Mode ? Ce n’est pas avec Null – huitième album du groupe à ce jour – que les choses vont s’éclaircir. Pour commencer, au trio que tout le monde connait déjà et composé des deux frères Matthewson (Jesse à la guitare et au chant, Shane à la batterie) ainsi que Scott Hamilton (bassiste et ce depuis 2015 et trois LP, presque un record…) s’est rajoutée une quatrième musicienne en la personne de Kathryn Kerr, créditée au saxophone, aux synthétiseurs, au piano et aux chœurs. Elle avait déjà joué sur le précédent disque de KEN Mode, mais uniquement sur un titre. Maintenant c’est du temps plein. Est-ce que cela change réellement quelque chose ?
La réponse est loin d’être tranchée. La musique du groupe se pare de ci de là de textures sonores ombrageuses et urbaines, la pression et l’anxiété gagnent encore en volume et on pourrait être tenté de penser que KEN Mode a ajouté une nouvelle corde à son arc : l’indus. Mais ce serait encore trop simple. Nous avons affaire à un groupe qui a toujours été à part, n’a cessé de se remettre en question – l’épisode Success en 2015, un album assez différent parce qu’enregistré avec Steve Albini et que beaucoup détestent (Albini comme Success, ne soyons pas mesquins) alors que moi je l’apprécie malgré tout, parce qu’il sonne comme un disque de noise-rock bien lourd et qu’il a permis au trio d’alors de redéfinir sa musique sur l’album d’après, mon préféré pour tout dire, le bien nommé Loved, sorte de synthèse quasi parfaite entre le coté hardcore métallisé et le côté noise de KEN Mode.
Pour en revenir à Null, On pourra penser qu’Unresponsive sonne trop industriel et forcément déjà un peu daté avec ses percussions métalliques additionnelles. On pourra surtout trouver Lost Grip trop long (dix minutes), trop maniéré darkos (ces petites notes de piano…), trop grandiloquent (quelques passages avec chant clair d’ange déchu) et donc un rien démonstratif ou pour le moins intentionnel : bouh, je suis malheureux, je vais mal, j’ai envie de hurler, etc. Au-delà de sa dégaine terrorisante de T1000, Jesse Matthewson n’a toutefois jamais fait mystère de ses difficultés existentielles, de ses moments profondément dépressifs, de sa tentation face à l’appel du vide. Rien de nouveau pour qui connait et suit KEN Mode depuis des années : toute la rage, toute la violence et toute la noirceur du groupe prennent naissance dans ce vaste bain visqueux d’émotions parfois glauques et de sentiments contradictoires et réussir à en faire de la musique n’est qu’une façon de les canaliser, de s’en libérer pour un temps, de les exorciser.
Ces deux titres que l’on qualifiera d’assez étranges – Lost Grip et Unresponsive – occupent presque toute la deuxième face de Null, à peine séparés par les trois minutes de The Desesperate Search Of An Ennemy, une composition qui elle renoue avec le hardcore-noise cher à KEN Mode, bien qu’agrémentée d’un court solo de saxophone tout tordu et dont Kathryn Kerr en a le secret. Mais Null est par essence et volontairement (?) un disque déséquilibré. Sa première moitié est moins « expérimentale » que la seconde, plus proche de ce à quoi le groupe nous a plus ou moins habitués depuis des années mais elle comporte une sorte d’avertissement avec The Tie qui préfigure Unresponsive. Plus précisément, Null est bizarrement construit : en inversant The Die et The Desesperate Search Of An Ennemy, l’album aurait été plus clairement délimité et coupé en deux – une face hardcore-noise et dotée de post-convergeries et une face indus et rampante – et chacun aurait pu y aller de son choix personnel entre le KEN Mode qu’il préfère, celui qu’il croit si bien connaitre, et celui qu’il découvre, désormais. Pourtant il n’y a qu’un seul KEN Mode, il n’y en aura toujours qu’un seul, ambivalent et tourmenté. Et avec Null le message reste clair, unique et incontournable : rien ne doit être facile ni immédiat. On ne peut qu’y voir une nouvelle démonstration de la philosophie de vie telle que pensée et pratiquée par le torturé Jesse Matthewson et toute sa bande de furieux.

[Null est publié en vinyle, CD, cassette, etc. par Artoffact records]


vendredi 19 octobre 2018

KEN Mode / Loved


Cette fin d’année 2018 est passionnante : il y a énormément de (très) bons disques qui paraissent et celui de KEN Mode n'est vraiment pas en reste. J’ai toujours apprécié le trio de Winnipeg / Canada… chouettes disques quoi qu’un peu trop répétitifs parfois et chouettes concerts bien qu’un peu trop en mode tough guy et regarde-moi-comme-j’en-ai-dans-la-culotte pour le petit cœur sensible et pacifique que je suis. Je rappelle que le « Ken » de KEN Mode n’est pas une référence à la plastique très avantageusement hardcore des frères Jesse et Shane Matthewson – respectivement guitariste/chanteur et batteur du groupe – mais est un acronyme piqué au révérend Henry Rollins signifiant « Kill Everyone Now ». Et contrairement à leurs compatriotes de No Means No qui en avaient tiré une chanson culte débordant de cet humour au troisième degré et inimitable qui faisait tout leur charme, les frelus Matthewson appliquent depuis déjà sept albums et à la lettre la devise colérique et survivaliste de Rollins : seule la violence permet de résister à la violence (OK : je caricature un peu mais à peine).
Je pense surtout que le risque de complaisance est beaucoup trop grand avec les musiques brutales et agressives. Dans le meilleur des cas je m’enferme entre quatre murs et ne fais rien d’autre que de me taper la tête contre ; dans le pire je me transforme en crétin mimétique pour qui la violence musicale est un catalyseur éphémère – oui cela fait du bien de gueuler avec les louveteaux mais après ? Après, j’ai acheté un disque (ou je l’ai volé sur internet, cela dépend des fins de mois), j’ai transpiré à un concert, j’y ai croisé Jean-Dominique, un mec plutôt cool que précisément je ne vois qu’aux concerts et avec qui je n’arrive à parler que de musique ; tous les deux on s’est dit que ouais la salope de sa mère la pute de sa race le concert de ce soir était une vraie boucherie, que c’était mortel bien et que ça redonnait du courage à vivre c'est un peu comme du grain à moudre mais pas tout à fait pareil non plus.




Voilà le genre de contradictions que génère KEN Mode chez moi. Je continue d’écouter le groupe et de m’intéresser à chacun de ses nouveaux enregistrements mais à chaque fois, au delà de la musique qui me procure cette montée d’adrénaline et cette envie de griller tous les feux rouges et tous les panneaux stop lorsque je suis à vélo, je me dis à quoi bon ?
Et bien concernant KEN Mode il y a des exceptions vivifiantes comme avec l’album Success paru en 2015 et enregistré par Steve Albini. On peut dire ce que l’on veut des méthodes et du son Albini, qu’il nivelle tous les groupes qui font appel à ses services, etc. (on peut dire exactement la même chose d’un Kurt Ballou), il n’empêche que souvent il arrive également à faire apparaitre ce qui auparavant n’était jamais ressorti chez un groupe (contrairement à Ballou…). Et c’est précisément le cas de Success qui à ce jour reste l’album le plus noise-rock de KEN Mode.
C’est pourtant une bonne chose que le trio n’ait pas voulu renouveler l’expérience Albini pour son nouvel album : cela aurait servit à rien de refaire le même disque et le groupe ne possède pas assez de talent ni d’originalité – ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit : bien sur que KEN Mode en a, mais il n’en a pas assez – pour résister deux fois de suite au grand Steve. Par contre… il est évident que le passage entre les mains de l’ingénieur du son/producteur à lunettes de Chicago a permis au groupe d’y voir plus clair et de s’ouvrir pour la suite. 

Et la suite c’est ce nouvel album millésimé 2018 et qui s’appelle Loved. Il a été enregistré avec Andrew Schneider qui a fait de l’excellent boulot (il a un curriculum vitae totalement ahurissant de Unsane à Keelhaul en passant par Converge, Thalia Zedek Band et même Pneu !) et le disque est d’une noirceur quasiment insoutenable. Il s’agit peut-être même bien du disque de KEN Mode le plus abouti de ce côté-là, Loved ne laissant pas grand-chose au hasard, déferlante de saturation, de matraquage et de hurlements. Mais également une déferlante de ténèbres et de blessures ouvertes.
L’oppression (musicale) est quasiment totale et pourtant Loved est le disque le plus digeste et le plus assimilable du groupe, celui qui s’élève largement au dessus de tous les autres. On y retrouve bien un KEN Mode fidèle à lui-même, à sa violence, sa colère, son animalité, sa solidité et sa force – mais qu’est ce que je déteste écrire ce mot – mais on découvre surtout un KEN Mode plus significatif et un peu plus profond que d’habitude. Et on ressort du disque avec une impression autre que celle d’avoir été complètement malmené et rincé par une bande de psychopathes assoiffés de sang. Malaise il y a mais ce malaise n’est pas un acte purement gratuit et exhibitionniste.
Il aura donc fallu quinze années et six autres albums pour permettre à KEN Mode d’arriver à ce stade, celui d’un disque toujours plus perturbé mais humainement plus accessible, celui d’une musique plus éclairée dans son propos et pas uniquement incandescente. Et s’il ne fallait garder qu’un album de toute la discographie bien fournie du trio ce serait donc Loved, sans aucune hésitation.

[Loved est publié en vinyle et en CD par New Damage records et Season Of Mist – cela dépend un peu de quel côté de l’océan Atlantique tu habites]