vendredi 28 janvier 2022

[chronique express] Civic : Future Forecast

 



D’abord publié en mars 2021 par les australiens de Flightless records avant d’être réédité en décembre par le label new-yorkais Ato, Future Forecast, premier album de CIVIC après une quinte flush de singles et de 12’, a tout de la bombe à fragmentation. Le groupe est originaire de Melbourne et ce n’est pas un simple détail : punk, garage et même post punk sont inscrits depuis des générations dans l’adn des musiciens de cette ville (et d’Australie en général) et ce ne sont pas les chéris-vauriens de Stiff Richards ou les déjà très reconnus (mais tout aussi vauriens) Amyl & The Sniffers qui me contrediront. Pourtant Civic joue dans une autre catégorie. Le groupe est moins porté sur le cambouis que ses contemporains et plus soucieux de préserver classe et élégance, sans nuire à l’efficacité confondante d’une musique à haute valeur énergétique. Balancer des riffs qui font tourner la tête, se rouler par terre à la moindre occasion, chanter le rock’n’roll rageur comme au premier jour, s’exposer corps et âme, puer la bière et la transpiration... oui d’accord, mais non sans distinction et avec une bonne dose d’aisance patrimoniale – on pense bien sûr aux Saints puis à Radio Birdman. Le punk presque aristocratique de Civic déballe ainsi toute sa fougue et toute sa grandeur sur Future Forecast, un album qui s’impose comme l’un des meilleurs du genre de ces dernières années, oui rien que ça.


mercredi 26 janvier 2022

Gnod : La Mort Du Sens






Impossible de se frayer facilement un chemin au milieu de la discographie pléthorique de
GNOD, un groupe ou plutôt un collectif à géométrie très variable originaire de la banlieue de Manchester et qui depuis plus de quinze ans multiplie les enregistrements sans aucune logique apparente, si ce n’est la sienne. Des albums studio à la pelle, des collaborations (notamment en compagnie des new-yorkais de White Hills – que j’adore – et avec lesquels Gnod partage plus d’un point commun), des splits en veux-tu en voilà, des captations live, etc… je ne connais pas et je n’ai jamais entendu la moindre note des trois-quarts de tout ce que le groupe a publié depuis 2007. Par contre à chaque fois que j’ai eu la chance d’écouter un disque de Gnod j’en suis instantanément tombé amoureux.
Musicalement, c’est à peu près le même bordel. Avec toutefois une seule et même constante : la volonté de semer le chaos et de déstabiliser. Entre psychédélisme explosif, drone malfaisant, expérimentations diverses, noise fracassée et parfois même freeture malsaine, s’y retrouver devient toujours plus compliqué mais on peut se fier aux disques publiés par Rocket recording : Ingnodwetrust (2011), Infinity Machines (2014) ou la géniale compilation Chaudelande regroupant des enregistrements de 2011 et 2012 me semblent représenter le versant le plus expérimental, psychédélique et hallucinatoire de la musique de Gnod. Les albums Just Say No To The Psycho Right-Wing Capitalist Fascist Industrial Death Machine (2017 et meilleur titre de disque du 21ème siècle, définitivement) et, dans une
moindre mesure, Chapel Perilous (2018) sont plus axés guitares pyromanes dissonantes et rythmiques écrasantes. Quant à Mirror (2016) et sa superbe pochette aux reflets déformants, il s’agit d’un album qui fait le lien entre les obsessions kraut-magmatiques, pilonnage indus et déchirances maladives chères du groupe. C’est même mon album préféré de Gnod.
Faisant suite à Easy To Build - Hard To Destroy, un
double LP compilatoire très instructif paru au Printemps 2021 regroupant raretés en tous genres et permettant de constater que la musique de Gnod est aussi dangereusement diversifiée que son line-up est totalement fluctuant, le collectif a publié La Mort Du Sens en fin d’année dernière. Un nouvel album des Anglais c’est toujours un événement en soi et celui-ci ne déroge pas à la règle. Assez proche de Just Say No To The Psycho Right-Wing Capitalist Fascist Industrial Death Machine – OK : j’aime tellement ce titre et je suis tellement d’accord avec que je ne peux pas m’empêcher de le réécrire en entier – La Mort Du Sens se hisse rapidement au sommet d’une discographie qui ne manque pas d’enregistrements incontournables et essentiels. Un de plus me diras-tu, oui, peut-être, mais je persiste à penser qu’être aussi prolifique sans perdre en qualité est un phénomène suffisamment rare pour être signalé.
Cinq titres seulement composent La Mort Du Sens mais chez Gnod on aime bien s’étaler et faire durer le plaisir. Ainsi la musique emprunte des chemins étonnants et accidentés, à la fois puissants et aériens. C’est très frappant dès Regimental qui culmine du côté des hautes sphères gazeuses tout en se montrant impitoyable et oppressant. Que l’on écoute le disque à un volume raisonnable ou bien très fort (ce qui est plus que vivement conseillé) le résultat sera le même : Gnod se révèle plus que jamais comme l’un des groupes les plus passionnants du moment lorsqu’il met la pédale douce sur côté le plus expérimental de sa musique et respecte un peu plus les formats traditionnels, ahem.
Un peu plus loin et malgré la légèreté de ses quelques premières secondes, The Whip And The Tongue dévoile une ligne de basse reptilienne qui fera immanquablement penser à celles des ancêtres et vénérés God tandis que l’intervention d’un saxophone renforce encore plus une filiation qui finit par prendre tout son sens (sic) sur Giro Day et ses douze minutes en forme de chef-d’œuvre. De longues minutes électrisées à la sauce psycho-noise et dont l’intro laisse entrevoir des relents de Terminal Cheesecake (d’autres ancêtres, tout aussi vénérés) période King Of All Spaceheads. Le disque négocie alors un dernier virage complètement irréel et hypnotique, l’emprise de Gnod devient inévitable et, surtout, totale. Giro Day aurait pu durer deux fois plus de temps ou même s’étaler sur les quatre faces d’un double album conceptuel, le résultat serait le même, celui d’une profonde addiction.

[
La Mort Du Sens est publié en vinyle et CD par Rocket recordings – comme très souvent avec ce label la présentation du disque est magnifiquement soignée : vinyle de couleur, pochette découpée, etc.]

 

 

lundi 24 janvier 2022

[chronique express] Portal : Avow

 



Pour qui n’a encore jamais écouté un seul disque de PORTAL, je suis à peu près certain qu’Avow fera figure d’électrochoc ou d’épiphanie. Car jamais un groupe de death metal (?) n’aura sonné aussi sinistre et aussi oppressant. Difficile d’ailleurs de trouver ailleurs un quelconque équivalent en matière d’étalage grandiloquent de viande avariée et de noirceur horrifique – et rappelons que si le groupe est fan des écrits de H.P. Lovecraft, ce n’est pas pour rien. Seulement… seulement, tout en représentant une sorte de quintessence de l’art destructeur et nihiliste de Portal et synthétisant de la façon la plus abrupte qui soit presque vingt années de bons et loyaux sévices, Avow n’en est pas moins un album redondant et rébarbatif, un théâtre de l’horreur musicale qui tire encore une fois sur les mêmes ficelles : sa complexité visqueuse et l’expression totalitaire de sa haine intrinsèque cachent mal redites névrotiques et scénarios catastrophes déjà utilisés sur les albums précédents. Pour la première fois le groupe donne l’impression de n’être qu’une caricature de lui-même, presque une supercherie postmoderne. Une avant-garde qui elle aussi finit par se mordre la queue.

 

vendredi 21 janvier 2022

Dry Cleaning : New Long Leg

 

Encore un disque qui a déclenché de vifs et houleux débats au sein de la rédaction d’Instant Bullshit. Cela a duré des mois et des mois – New Long Leg a été publié en avril 2021 – et il y a de quoi : DRY CLEANING a tout du phénomène monté en épingle par cette mécanique aussi éphémère qu’injustifiée (injuste) que l’ennui et l’appel du vide appellent, faute de mieux, hype – un mot particulièrement détestable.
Etre un groupe qui n’existe que depuis trois ou quatre années et avoir déjà sa page Wikipédia rien qu’à soi (le texte est à mourir de rire et a sûrement été rédigé par le management du groupe où le service de com’ de son label) n’incite pas à avoir aveuglement confiance dans ce qui ressemble, aux premières écoutes, à un artefact issu d’une école d’art pour petits bourgeois propres sur eux et qui se la pètent. Comparer la musique de Dry Cleaning à Wire, Joy Division, The Fall, Siouxsie & The Banshees, Magazine ou PiL n’est pas non plus une bonne idée. D’abord parce que c’est presque entièrement faux, même si certains sons de guitare, certaines lignes de basse et quelques rythmes semblent largement empruntés à ceux-ci. Ensuite parce que lorsqu’on revendique le fait d’avoir de la personnalité – ce que fait Dry Cleaning et, après tout, pourquoi pas – se retrouver placé aux côtés de groupes historiquement aussi essentiels et/ou géniaux – semble fort présomptueux et laisse plutôt songeur.





Mais arrêtons d’être méchants dix – en fait quinze – minutes. C’est-à-dire le temps total que durent les trois chansons que l’on sauvera de ce New Long Leg. Dry Cleaning est formé de Florence Shaw (voix et textes), Tom Dowse (guitare), Lewis Maynard (basse) et Nick buxton (batterie). Musicalement on est proche d’un post punk atone, c’est à dire noisy mais vraiment pas trop, glacé juste ce qu’il faut, sans aspérité ni aucune prise de risque. New Long Leg est un album très confortable, bénéficiant d’un air conditionné efficace, éclairé par une lumière délicieusement soft – des leds basse consommation – et au design épuré mais rébarbatif comme un meuble en kit d’une grande marque suédoise. Tout est bien rangé et à sa place. La poussière peut très facilement être nettoyée à l’aide d’un chiffon en microfibres et vraiment rien ne dépasse d’un quart de millimètre. Rarement ces derniers mois on aura écouté un enregistrement aussi lissé et convenable, aussi transparent et inodore. Félicitations au producteur John Parish, si c’était là le but recherché.
Dry Cleaning se démarque toutefois par le chant ou, plus exactement, les spoken words de Florence Shaw. Des textes dits, fort étrangement, d’une façon à la fois très monotone et presque sensuelle. Du moins c’est ce que l’on finit par ressentir sur la longueur du disque, à l’usure. Le côté écriture automatique et poétique des textes peut également séduire mais cela ne durera pas si on a déjà la chance de connaitre Lithics et la fantastique Aubrey Hornor (qui, elle, chante vraiment mais sans avoir l’air de chanter). Et en y réfléchissant bien, la comparaison tient carrément la route… Dry Cleaning est la version aseptisée, incolore et molle du groupe de Portland. Pour finir, on sauvera donc quinze minutes de New Long Leg, uniquement pour des raisons musicales : Unsmart Lady puis A.L.C. et sa guitare bancale ainsi que le presque hypnotique et, de fait, excellent Every Day Carry. Quant aux textes, ils sont imprimés sur un insert gatefold joint avec le disque et ils sont à lire, éventuellement, oui.

[New Long Leg est publié en vinyle, CD et tout ça par 4AD]


lundi 17 janvier 2022

Mütterlein : Bring Down The Flags

 

J’ai sûrement déjà du l’écrire : il y a des disques que l’on ne peut pas écouter tous les jours mais dont on se souvient parfaitement. Orphans Of The Black Sun, premier album de MÜTTERLEIN (paru en 2016...) est de ceux-là. Je me rappelle très bien de cette période personnellement difficile et surtout d’une chronique qui ne parlait presque pas du disque et de sa musique (pas du tout en fait) mais de son effet cathartique, autant pour moi qui l’écoutait que, c’est ce que je supposais alors, pour celle – Marion, alias Mütterlein – qui l’avait composée, interprétée… Mais tout ceci n’était il pas qu’un pur fantasme égocentré ? Du nombrilisme ? Peut-on se réapproprier quelque chose, en l’occurrence la création de quelqu’un d’autre, au point de passer partiellement sous silence ce qu’elle contient réellement ou, et c’est sûrement pire, ne pas voir et entendre tout ce qu’elle tente de raconter ?
D’un autre côté je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a des artistes – musicien·nes, cinéastes, chorégraphes, peintres, plasticien·nes, auteur·es – qui savent pertinemment que leurs œuvres peuvent être perturbantes ou plus simplement soulever des questionnements et que si la nécessité s’impose à elles/ils de les créer à des fins toutes personnelles, alors tant pis si elles trouvent des échos assombris et ténébreux chez celles et ceux qui les reçoivent. Nous ne sommes que des éponges, enfin moi je ne suis qu’une éponge et les mots jetés ici ne sont que le jus qui coule de mon être lorsque l’émotion me serre de trop près.








Assez bizarrement, Bring Down The Flags, le deuxième album de Mütterlein, parait à un autre moment crucial de mon existence. Pas un moment malheureux ou heureux mais un moment tendu, décisif. Et définitif, je le sais. Une coïncidence qui finalement devrait m’amuser – après tout Orphans Of The Black Sun ne m’avait-il pas déjà aidé à commencer à expier et à me débarrasser de tellement de choses ? – mais qui révèle aussi mon incapacité à vivre sans musique. Sinon, à quoi bon ?
J’en suis donc là… Bring Down The Flags résonne et ricoche contre les murs de mon appartement. C’est un album âpre, massif, sombre, rituel et d’une profondeur abyssal. Je suis courbé au dessus de la margelle du vieux puits au fond du jardin de mes grands parents et je n’arrive même pas à voir l’ombre de ma tête découpée sur le reflet nuageux du ciel. Je ne sais pas non plus jusqu’où exactement remonte le niveau de l’eau mais je l’entends ruisseler dans la pénombre, j’entends les gouttes qui s’échappent du seau que je viens de remonter et qui s’écrasent sur la surface trouble en contrebas, en un écho lugubre et tétanisant. L’effet est totalement effrayant mais captivant. Bring Down The Flags fera également partie des disques que je ne vais pas tout le temps écouter mais dont je vais me souvenir durablement.
Contrairement à ce à quoi je m’attendais, ce deuxième album ne ressemble pas à un long hurlement. Le chant se transforme lui aussi en eau aux reflets fantomatiques et éclabousse l’atmosphère de frissons dangereux. La rage, la colère et la hargne sont plus contenues, moins brutes. Moins brutales pour moi. Tandis qu’une lenteur incantatoire et presque gothique, liturgique, fait souvent jeu égal avec le côté indus, métallurgique et tribal. Je crois que Marion/Mütterlein a pris son temps pour enregistrer son album et bien que l’urgence soit moins palpable, la nécessité, elle, est toujours là. Contrairement à Orphans Of The Black Sun qui finalement développait une immédiateté très épidermique (punk ?), Bring Down The Flags dévoile petit à petit et en un irrésistible crescendo ses secrets, ses corridors, ses pièces cachées. Ses oubliettes et ses puits abandonnés. Mais plus que tout, écouter le disque c’est comme traverser un vortex nocturne et embrasser la noirceur qui l’habite : on y fait des rencontres, on peut même avoir envie d’y trainer un peu, de rester un peu plus longtemps. Oui la nuit est calme et les chiens sont endormis mais on entend parfaitement la pulsation vitale et les soupirs des âmes à la croisée des chemins.

[Bring Down The Flags est publié en vinyle et en CD par Debemur Morti]

 

vendredi 14 janvier 2022

Irreversible Entanglements : Open The Gates

 




Parlons encore un peu de Moor Mother... mais cette fois-ci accompagnée de l’un des plus fantastiques groupes actuels de free jazz, Irreversible Entanglements. Ou plutôt : au sein de IRREVERSIBLE ENTANGLEMENTS. Car Keir Neuringer (saxophone, synthétiseur et percussions), Aquiles Navarro (trompette et synthétiseur), Luke Stewart (contrebasse) et Tcheser Holmes (batterie) ne sont pas des musiciens à la solde de la poétesse/performeuse/musicienne et on n’insistera jamais assez sur l’aspect communautaire et éminemment collaboratif d’une formation qui depuis ses débuts a repris quasiment au pied de la lettre les quelques règles – paradoxe ? – du free jazz des années 60 et 70, celui des débuts fondateurs avec Ornette Coleman et Don Cherry* comme celui des passionnants développements de la scène loft new-yorkaise avec Frank Wright, Frank Lowe, Noah Howard, Sam Rivers, William Parker, etc. Jouer ensemble, jouer libre, jouer politique et jouer le futur. Tomorrow Is The Question voilà un titre d’album en forme de slogan qu’Irreversible Entanglements aurait largement pu reprendre à son compte et il ne manquerait finalement à celui d’Open The Gates qu’un point d’exclamation (!) pour affirmer encore davantage la démarche du groupe.
En seulement deux albums remarquables – le premier sans titre en 2017 puis le toujours aussi incroyable Who Sent You ? en 2020 – les cinq musiciens ont tout simplement rappelé au monde endormi que le jazz, ici le free jazz, peut encore être autre chose qu’une musique à grand-papa destinée à être jouée dans des salles au confort feutré ou passée tard le soir sur les ondes des radios européennes de service public. Le free jazz c’est aussi et surtout ouvrir sa gueule en grand et ouvrir sa gueule Irreversible Entanglements y arrive mieux que quiconque. D’abord en incluant les spoken words militants de Moor Mother, des textes et poésies où les mots freedom et peace reviennent constamment comme des leitmotivs, presque des ponctuations, encore ; ensuite en jouant la carte de l’énergie… j’ai même lu quelque part des affirmations du type musique jouée à la punk mais il ne faudrait pas abuser non plus, d’autant plus que Open The Gates propose désormais quelque chose de différent…
… Car Irreversible Entanglements est avant tout un groupe de funambules sûrs de leur fait, des musiciens qui se foutent de trébucher et qui donc ne trébuchent pas. Open The Gates montre encore plus de détermination mais cette détermination est exprimée autrement, empruntant quelques nouvelles voies musicales, parallèles et concordantes. Premièrement l’album est donc nettement moins furieux, moins explosif (que l’on se rassure : il le reste quand même parfois) et il joue plus volontiers sur les atmosphères retenues et planantes – Keys Ot Creation ou The Port Remembers et surtout le sublime Water Meditation – tandis que l’instrumentation varie, les deux souffleurs ainsi que Moor Mother incorporant désormais des synthétiseurs dans leur jeu. La conséquence directe (et deuxième point important) est qu’Open The Gates suit le même type de progression que l’album Black Encyclopedia Of The Air que Moor Mother a publié toute seule en septembre dernier : ce double LP est plus lisible et plus évident, il possède à la fois quelque chose de plus céleste, de plus spirituel et de plus lumineux mais de tout aussi inexorable et de tout aussi revendicatif – sans être péremptoire ni sentencieux, pas question donc de donner des leçons ni de faire la morale.
Je mentirais en affirmant qu’Open The Gates est désormais mon album préféré d’Irreversible Entanglements. Je lui préfère toujours et encore Who Sent You ? Moins extrême et moins vitupérant, Open The Gates n’en reste pas moins un concentré d’énergie positive et mystique et de volontarisme, les cinq musicien·nes y mettant juste davantage les formes et, de toute évidence, encore plus de cœur. Il est malgré tout étonnant qu’un disque aussi abouti et aussi nuancé, subtil, et d’une beauté aussi stupéfiante ait été enregistré en seulement une journée (alors que sa durée totale restituée avoisine les soixante quatorze minutes). J’y vois une preuve supplémentaire que le groupe sait réellement ce qu’il veut et là où il veut aller et à mon humble avis ce n’est pas près de s’arrêter.

[Open The Gates est publié en vinyle, CD, etc. par Don Giovanni records et International Anthem**]

* à ce propos, de ce même Don Cherry as-tu (ré)écouté le tout récemment réédité Summer House Sessions de 1968 ? honnêtement tu devrais…
** double vinyle dans une pochette gatefold, nombreuses photos, notes détaillées et obi : Open The Gates est l’un des plus beaux objets de l’année 2021

 

mercredi 12 janvier 2022

Eye Flys : Exigent Circumstance

 





Je vais finir par croire que j’ai un véritable rapport d’amour/haine avec EYE FLYS. Un groupe de gros durs (musicalement, s’entend) et de gros balourds. Comme ton vieux pote du lycée, celui avec lequel tu faisais craquer les cours pour voler des bières au supermarché du coin – une bière achetée, deux bières offertes – et fumer des joints de mauvais shit dans le parc de la ville en racontant de la merde de puceaux acnéiques sur les filles trop bonnasses qui couchaient avec des mecs dont tu ne comprenais pas ce qu’ils avaient de plus (ou de moins) que toi. Ce pote là il va te suivre toute ta vie, à chaque nouvel an il t’enverra les mêmes vœux débiles avec des photos de lui en train de danser torse nu et complètement bourré sur du Britney Spears et du Rihanna ou affalé sur la cuvette des chiottes, presque endormi au dessus d’une mare de vomi acidifié. Mais ce pote tu l’aimes malgré tout, malgré son pavillon de banlieue, sa collection de figurine Star Wars, son côté réac et ses soirées télé-pizza – un vrai cliché ambulant, tout comme toi tu en es un autre, à ta façon de vieux hipster à la révolte si confortable. A chaque fois qu’il te relance et fait vibrer la corde sensible de vos souvenirs d’adolescence partagés, tu rougis un peu et puis tu te mets à rigoler : tu as très envie de te comporter comme un blaireau et un connard.
Exigent Circumstance a débarqué pile-poil au bon moment pour achever une bonne année déguelasse et en entamer une nouvelle. Mais cette fois ci ce n’est pas Thrill Jockey qui a publié ce nouvel enregistrement d’Eye Flys mais Closed Casket Activities, un label spécialisé dans les éditions à tirage très limité et dans l’inflation exponentiel de marchandising. J’ai compté quatre versions différentes d’Exigent Circumstance, toutes limitées entre 250 et 500 exemplaires, pour un total de 1500 copies à travers le monde : du vinyle splatter bien répugnant, du bicolore de mauvais goût ou du fluorescent. Mais toutes ces versions ont un point commun, elles sont monoface et le côté sur lequel il n’y a ni sillon ni musique enregistrée est sérigraphié avec l’énorme logo du groupe, les deux grosses mouches à merde en plein 69 baveux.
Exigent Circumstance est, dans son genre, un excellent disque. Bien bourrin, bien bousin. Il ne rajoute par grand-chose par rapport à Context et à Tub Of Lard mais il poursuit la même logique. Petit à petit la musique d’Eye Flys – en gros du hardcore sludge bas du cul – gagne en subtilité, enfin presque. Ce n’est pas que le groupe renonce à faire du gras et du lourd mais il fait de plus en plus d’efforts en matière de composition, il soigne ses riffs, il donne plus de relief à sa musique qui pour la première fois perd de sa rigidité. Définissant même un caractère groovy qui lui a toujours fait défaut : Circular Motion porte bien son nom avec sa partie de guitare entêtante et, finalement, très rock’n’roll à l’ancienne (comme si, retour sur le passé et révisionnisme, Fudge Tunnel avait choisi de reprendre un vieux titre d’AC/DC au lieu de s’attaquer au Sunshine Of Your Love de Cream).
Edgar Suit est lui une excellente entrée en matière, débordant de larsens vrillés, de saindoux radioactif et s’achevant sur un solo qui part inexorablement en couilles. Dead Larvae est l’un des gros points forts du disque, d’une lourdeur intraitable et entrainante, une machine à headbanguer tout en levant les bras en l’air pour invoquer les forces du mal – ce n’est définitivement pas très subtil mais cela fonctionne on ne peut mieux. Il n’y a que le morceau titre qui me convient un peu moins, non pas par manque d’efficacité, bien au contraire, mais parce qu’il s’agit de la composition qui sonne le plus classiquement, la composition la plus normée et la plus balisée du disque (alors qu’elle n’aurait pas dépareillée sur Context). En tout Exigent Circumstance c’est donc onze minutes de gros bonheur explosif et adipeux et ce n’est pas la peine d’en demander plus ni de réfléchir davantage. Comme d’habitude avec Eye Flys

 

 

lundi 10 janvier 2022

[chronique express] Moor Mother : Black Encyclopedia Of The Air

 




Pas la peine de faire de très longs discours pour présenter Camae Ayewa aka Moor Mother, sa musique, son travail, ses idées et sa mystique, elle le fait très bien elle-même dans les notes qui accompagnent Black Encyclopedia Of The Air : « Sound to me is an agency for healing and peace and ritual ». Musicalement moins virulent, moins urbain, davantage atmosphérique et flottant mais pas moins expérimental que la plupart de ses plus illustres prédécesseurs et notamment le génial Analog Fluids Of Sonic Black Holes, ce nouvel album (paru en septembre 2021) reste tout aussi inclassable. Les environnements musicaux – samples de soul, de jazz ou de hip-hop, field recordings, archives sonores, traficotages et voix multiples – s’y superposent pour former une vision unique et affirmée, à la rencontre d’une nouvelle graphie de l’humanité – par nouvelle entendons également non déterminée par les règles et archétypes imposés dans un monde blanc, impérialiste, capitaliste, raciste, sexiste, patriarcal, etc. Moor Mother partage cette idée spirituelle entre toutes que, contrairement à ce que la technologie galopante nous impose, le monde ne nous appartient pas mais que nous, humaines et humains, appartenons à ce monde. Pourtant elle-même use et abuse de diverses technologies pour créer sa musique mais avec Black Encyclopedia Of The Air elle réaffirme aussi fort brillamment sa croyance et sa confiance en leur pouvoir libérateur, du moment qu’on les utilise à bon escient et qu’elles servent à retrouver et retisser les liens de l’univers commun. Un beau message.

 

 

 

vendredi 7 janvier 2022

[chronique express] Futurat : Incinerat







FUTURAT est un trio de Saint-Pétersbourg rencontré par Julien du label Echo Canyon records lors d’une tournée dans les pays de l’Est de l’un ses anciens groupes (Baton Rouge ?). Et ils ont sympathisé. On parle d’une formation classique de garage/punk dopé à la fuzz à tous les étages, rien de révolutionnaire camarade mais la tradition électrique dans toute sa simplicité et toute son efficacité viscérale. Il faut bien avouer que le support cassette et sa qualité de restitution délicieusement limitée sont particulièrement idéals pour écouter Incinerat et ses six pépites de garage endiablé, noisy et légèrement poisseux. Une guitare qui vrille, un chant nasillard très typique mais qui arrive à surprendre car jamais trop systématique, une basse qui tabasse dans tous les coins, une batterie qui pulse, toutes les cases sont cochées. Sans oublier une fraîcheur hyper communicative, un allant jamais démenti et – surtout – des compositions efficaces et parfaitement calées. Incinerat c’est un bon gros assemblage incendiaire d’explosivité tendue, sans aucune trace de légèreté dégoulinante, sans sucres ajoutés ni agents chimiques de saveur. Avec juste ce qu’il faut de chaleur crade pour ne pas se laisser bouffer par l’obscurité ambiante. A l’ancienne et ça fait du bien.