vendredi 14 janvier 2022

Irreversible Entanglements : Open The Gates

 




Parlons encore un peu de Moor Mother... mais cette fois-ci accompagnée de l’un des plus fantastiques groupes actuels de free jazz, Irreversible Entanglements. Ou plutôt : au sein de IRREVERSIBLE ENTANGLEMENTS. Car Keir Neuringer (saxophone, synthétiseur et percussions), Aquiles Navarro (trompette et synthétiseur), Luke Stewart (contrebasse) et Tcheser Holmes (batterie) ne sont pas des musiciens à la solde de la poétesse/performeuse/musicienne et on n’insistera jamais assez sur l’aspect communautaire et éminemment collaboratif d’une formation qui depuis ses débuts a repris quasiment au pied de la lettre les quelques règles – paradoxe ? – du free jazz des années 60 et 70, celui des débuts fondateurs avec Ornette Coleman et Don Cherry* comme celui des passionnants développements de la scène loft new-yorkaise avec Frank Wright, Frank Lowe, Noah Howard, Sam Rivers, William Parker, etc. Jouer ensemble, jouer libre, jouer politique et jouer le futur. Tomorrow Is The Question voilà un titre d’album en forme de slogan qu’Irreversible Entanglements aurait largement pu reprendre à son compte et il ne manquerait finalement à celui d’Open The Gates qu’un point d’exclamation (!) pour affirmer encore davantage la démarche du groupe.
En seulement deux albums remarquables – le premier sans titre en 2017 puis le toujours aussi incroyable Who Sent You ? en 2020 – les cinq musiciens ont tout simplement rappelé au monde endormi que le jazz, ici le free jazz, peut encore être autre chose qu’une musique à grand-papa destinée à être jouée dans des salles au confort feutré ou passée tard le soir sur les ondes des radios européennes de service public. Le free jazz c’est aussi et surtout ouvrir sa gueule en grand et ouvrir sa gueule Irreversible Entanglements y arrive mieux que quiconque. D’abord en incluant les spoken words militants de Moor Mother, des textes et poésies où les mots freedom et peace reviennent constamment comme des leitmotivs, presque des ponctuations, encore ; ensuite en jouant la carte de l’énergie… j’ai même lu quelque part des affirmations du type musique jouée à la punk mais il ne faudrait pas abuser non plus, d’autant plus que Open The Gates propose désormais quelque chose de différent…
… Car Irreversible Entanglements est avant tout un groupe de funambules sûrs de leur fait, des musiciens qui se foutent de trébucher et qui donc ne trébuchent pas. Open The Gates montre encore plus de détermination mais cette détermination est exprimée autrement, empruntant quelques nouvelles voies musicales, parallèles et concordantes. Premièrement l’album est donc nettement moins furieux, moins explosif (que l’on se rassure : il le reste quand même parfois) et il joue plus volontiers sur les atmosphères retenues et planantes – Keys Ot Creation ou The Port Remembers et surtout le sublime Water Meditation – tandis que l’instrumentation varie, les deux souffleurs ainsi que Moor Mother incorporant désormais des synthétiseurs dans leur jeu. La conséquence directe (et deuxième point important) est qu’Open The Gates suit le même type de progression que l’album Black Encyclopedia Of The Air que Moor Mother a publié toute seule en septembre dernier : ce double LP est plus lisible et plus évident, il possède à la fois quelque chose de plus céleste, de plus spirituel et de plus lumineux mais de tout aussi inexorable et de tout aussi revendicatif – sans être péremptoire ni sentencieux, pas question donc de donner des leçons ni de faire la morale.
Je mentirais en affirmant qu’Open The Gates est désormais mon album préféré d’Irreversible Entanglements. Je lui préfère toujours et encore Who Sent You ? Moins extrême et moins vitupérant, Open The Gates n’en reste pas moins un concentré d’énergie positive et mystique et de volontarisme, les cinq musicien·nes y mettant juste davantage les formes et, de toute évidence, encore plus de cœur. Il est malgré tout étonnant qu’un disque aussi abouti et aussi nuancé, subtil, et d’une beauté aussi stupéfiante ait été enregistré en seulement une journée (alors que sa durée totale restituée avoisine les soixante quatorze minutes). J’y vois une preuve supplémentaire que le groupe sait réellement ce qu’il veut et là où il veut aller et à mon humble avis ce n’est pas près de s’arrêter.

[Open The Gates est publié en vinyle, CD, etc. par Don Giovanni records et International Anthem**]

* à ce propos, de ce même Don Cherry as-tu (ré)écouté le tout récemment réédité Summer House Sessions de 1968 ? honnêtement tu devrais…
** double vinyle dans une pochette gatefold, nombreuses photos, notes détaillées et obi : Open The Gates est l’un des plus beaux objets de l’année 2021