mardi 30 juin 2020

La Chasse / Sidera


On avait laissé ou, plus exactement, les deux filles de LA CHASSE nous avaient laissés au beau milieu d’une forêt millénaire, abandonnés dans le noir, parmi loups et autres bêtes féroces, gibier d’une entité obscure et affamée. Noir Plus Noir Que Le Noir était (est) un album brut et abrupt, d’un minimalisme lourd et oppressant, tribal, incantatoire, fiévreux, sombre, collant, puant la décomposition, caverneux… Un disque entre doom et post punk, tirant de l’un sa lourdeur et son épaisseur sonore, empruntant à l’autre un lyrisme noir et sacrilège.
Sur son deuxième album Sidera le duo renoue avec une bonne partie de ces éléments tout en les agençant différemment, en fait non, disons plutôt : avec plus d’efficacité. En choisissant d’en mettre certains davantage en avant et en en atténuant quelques autres. Sidera se veut moins punk – je veux dire : dans la forme mais pas dans l’esprit – et plus mystique, cosmique peut-être, La Chasse gardant sa part de ténèbres mais l’éclairant d’une lumière autre. Effleurant la beauté, tournant tout autour mais sans vouloir l’enfermer, sans doute parce que la beauté appartient à personne et que tout au plus c’est nous qui lui appartenons, dans la fascination qu’elle exerce sur nous. Mais La Chasse ne joue pas non plus sur ce registre là, séducteur à bon marché. Plus que jamais la musique de duo envoute tout comme elle peut se montrer très inconfortable, désormais moins partie de vénerie sauvage chez la comtesse Zaroff que sacrifice rituel.

 


Réenregistré pour l’occasion – puisque ce titre figure déjà sur une cassette partagée avec AvaleLes Bergères de l’Apocalypse ouvre Sidera avec majesté. Comparer les deux versions nous apprendra qu’entretemps et que depuis ses premiers enregistrements le duo a souhaité apporter plus de maitrise à ses textures sonores, à sa musique. Enregistré par Seb Normal et masterisé par Julien Louvet, une fine équipe déjà à l’œuvre sur Noir Plus Noir Que Le Noir, Sidera impressionne d’emblée par l’ampleur et le rendu d’un son à la chaleur animale mais racée. Nous voilà donc prévenus : nous ne sommes pas confrontés à n’importe quelle bête. La noblesse et l’élégance ne sont cependant pas les objectifs premiers de La Chasse, certes non et c’est tant mieux. Encore une fois aucune volonté de plaire juste pour simplement plaire mais celle de faire encore mieux, plus fort, avec toujours plus de singularité et d’indépendance.
Sidera
est placé sous le signe des sortilèges. L’illustration de la pochette est très belle et révèle sans le dévoiler totalement tout le fourmillement du disque. S’agit-il de la représentation d’une divinité païenne ? Est-ce un monolithe à la signification oubliée ? Un outil pouvant servir d’objet sacré lors d’un rituel ? Un talisman ? Un bijou taillé dans une pierre de lapis lazuli ? La couleur et la texture minérale de cette forme interpelle également : on dirait presque un bout de ciel, entre nuages et galaxies étoilées. On ne sait pas grand chose et surtout on ne saura jamais rien. Mais il n’y a rien de mieux qu’un tel artwork accompagnant un enregistrement avec autant de justesse ; tout comme il n’y a rien de mieux que d’écouter un disque tout en regardant sa pochette et en se disant, mais oui ! c’est ça ! Cette lumière qui vient d’ailleurs.
Et la musique de La Chasse de nous emmener elle aussi, toujours plus ciselée mais toujours aussi lourde. Une sorte de doom incantatoire sur fond de lignes de force vrombissantes dessinées par une basse parfois tellement grésillante et nappée qu’elle se transforme en moulin à textures ; une musique au tribalisme ensorcelé et accompagnée de rythmes païens. Sans oublier le chant dont je me demande si sur quelques unes des huit compositions de Sidera il ne serait pas principalement à base d’onomatopées, comme des formules magiques dont seule La Chasse connaitrait les secrets et la réelle signification. Les hurlements se mêlent aux mélopées, la violence à la beauté, la chaleur à la froideur et la canopée de l’immense forêt rejoint l’horizon sidéral. Magie.

[Sidera est publié en vinyle par 213 records, Cheap Satanism, Donnez Moi Du Feu, Et Mon Cul C'est Du Tofu ?, Jarane, Mammouth records et Poutrage records]

vendredi 26 juin 2020

Chiens / Trendy Junky



Encore une fois le hasard. J’aurais sûrement mis infiniment plus de temps pour me décider à écouter Trendy Junky de CHIENS si une âme charitable mais bien mal bien (en fait je ne sais plus) intentionnée ne me l’avait pas offert (merci !). Non ce n’est pas un disque promo envoyé par l’un des deux labels coupables responsables de cette sortie mais un cadeau, et un vrai cadeau, c’est-à-dire une belle surprise, un disque auquel je ne m’attendais vraiment pas, quelque chose qui fait énormément plaisir. Et puisque on parle une nouvelle fois de grindcore celui de CHIENS ne m’avait pourtant guère fait faire de bonds démesurés jusqu’ici (alors que le groupe existe depuis plus de dix ans maintenant) mais CHIENS gardait un capital sympathie intact grâce à un joli (ahem) nom et un esprit à part, tout en fougue dévastatrice et ironique.
Trendy Junky est tellement court qu’il tient sur la première face d’une galette tournant en 45 tours – l’autre face est elle occupée par une gravure sur vinyle reprenant l’artwork de la pochette soit un rat tox et suicidaire qui remporte haut la main le grand prix international de la laideur et de l’efficacité conjuguées. Et c’est un peu ça la musique de CHIENS, un truc complètement hideux mais réellement captivant, répulsif et jouissif à la fois et qui surtout ne laisse aucun doute quant aux intentions du groupe. Mais au cas où et comme pour toute médecine efficace qui se respecte, la posologie de Trendy Junky est indiquée dans les quelques notes au verso de la pochette (play loud / fuck nazis – do drugs / kill yourself) ou au gré des textes et des titres des dix compositions du disque : Trendy Junky (évidemment), Rehab, Fake Punk Is Not Dead, France De Merde (sic), Dégage ! ou Victims Of Victims – en fait je pourrais citer tout l’album.
Un album ? Ouais, quand même, malgré sa courte durée et des titres qui ne dépassent jamais la sacro-sainte minute ou alors qui y arrivent en trichant grâce à des samples hilarants tirés d’un film inconnu des services culturels de cette gazette mais avec des dialogues mettant en scène une femme flic et une femme infanticide (dont un « en fait ce qu’il y a de moins cher c’est que vous mourriez tout de suite », particulièrement adéquat dans le contexte). Mais le plus important est ailleurs, dans cette rage au vitriol et cette violence musicale poussées à leur maximum. Trendy Junky arrive à cristalliser et à donner une forme particulièrement aboutie à la férocité et à la sauvagerie de CHIENS même si en écrivant cela je ne peux pas m’empêcher de penser que les principaux intéressés s’en foutent complètement d’arriver à un quelconque « aboutissement ». Il n’empêche qu’il est parvenu jusqu’à mes petites oreilles que pour les experts en la matière et autres amateurs patentés du genre Trendy Junky est l’un des must have de cette belle et encourageante année 2020 de merde. Ça je veux bien le croire tellement ce disque torgnole à tout va et s’impose comme un sommet de nihilisme sans pitié tout en développant un sens de la dérision à hurler de rire. Se faire mal et rire en même temps, oui c’est possible et vive la mort.

[Trendy Junky est publié sous la forme d’un vinyle monoface par Bones Brigades records et I Feel Good Records]

 

mercredi 24 juin 2020

[chronique express] Okkultokrati / La Ilden Lyse



Ecouter La Ilden Lyse revient à pénétrer dans un vieux musée d’histoire naturelle abritant une magnifique collection de momies d’un autre âge et quelques spécimens formolés de fœtus malformés et avortés, ou, comme le suggère la pochette du disque, écouter ce disque revient à lire des contes horrifiques peuplés d’ogres pédophiles et de sorcières aussi laides que salopes aux enfants pas sages en espérant que la peur les tiendra tranquilles dans un sommeil de plomb jusqu’au petit matin : contrairement aux avancées froides des géniaux Night Jerks et Raspberry Dawn le nouvel album d’OKKULTOKRATI marque un retour en arrière et nostalgique vers le black metal primitif (Venom, Hellhammer et surtout Bathory) tout en en exacerbant le côté punk et crust et ce n’est pas la gross(ièr)e production accompagnant l’enregistrement qui changera quoi que ce soit à la monotonie assumée de la chose – oui La Ilden Lyse est un disque excellent dans son genre mais je reste malgré tout un peu déçu par tant de conventions et de déjà-entendus.

lundi 22 juin 2020

Eerie Family / self titled


Retour aux plaisirs simples d’une vie de débauche inutile. L’un de mes petits bonheurs post déconfinement a été de sortir de chez moi pour faire un tour dans les magasins de disques de la ville. Oh pas forcément pour acquérir à tout-va telle ou telle nouveauté mais pour avoir la satisfaction de tremper mes doigts dans les bacs de vinyles et de tripoter des pochettes de disques (note importante : ceci est aussi valable pour les librairies et les bouquins). On est bien peu de chose, moi le premier et je l’assume.
Et voilà que maintenant j’ai envie de te raconter ma vie, enfin j’ai envie de la raconter encore plus que d’habitude et de te parler de ce disque publié le 31 décembre 2019 et qui à ce titre aurait pu tomber dans les oubliettes complétistes pour cause de referendum / top 50 / best of d’une année écoulée qui se termine toujours en avance (la faute aux dead lines exagérément peu flexibles et à la frénésie de nouveautés). Mais on oublie trop souvent que la musique est un vaste apprentissage du temps ainsi que l’une des plus belles façons de le tromper. Le temps est l’ennemi du chroniqueur de disques mais il est l’allié et le complice de l’amateur de musique. Voici donc un disque que j’écoute très souvent en ce moment et que je n’écoute que d’une seule façon : je ne fais rien d’autre en même temps, je suis tout à lui comme il est tout à moi. Rien que nous deux, seuls, et allongés lascivement sur mon vieux canapé rouge.




Mais revenons-en au début. J’avais donc le nez dans un bac de disques lorsque je me suis retrouvé comme contraint et forcé de relever la tête et de tendre un peu mieux l’oreille. J’ai demandé au taulier du magasin ce que nous étions en train d’écouter et voilà ce qu’il m’a répondu : « ça ? c’est EERIE FAMILY le side projet de membres de The Hex Dispensers et c’est vachement bien ! ». Je résume, évidemment. Comme je ne vais pas trop m’étendre sur le petit sourire en coin du dit taulier qui me connaissant plutôt bien avait peut être bien fait exprès de mettre ce disque en écoute, tout en sachant pertinemment que j’allais le remarquer. Vendre des disques, c’est un vrai métier alors arrêtons d’en acheter sur des sites internet commerciaux tentaculaires.
Je suis reparti chez moi avec ce premier album sans titre d’Eerie Family, duo composé d’Alex Cuervo (synthétiseur et chant) et d’Alyse Mervoch (batterie et chant), deux éminents membres de The Hex Dispensers (donc), groupe garage punk pop whatever qui avait stoppé toute activité en 2017 mais qui semble t-il aurait annoncé son retour pour 2021 et une tournée européenne – ça, on verra bien. Et en fait parler de side-project au sujet d’Eerie Family me semble plutôt incomplet et limitatif tant le duo possède son identité propre, la plupart du temps éloignée de toute forme de garage tout en y faisant parfois fugitivement référence. Il n’y a (presque) pas de guitare sur ce disque mais – évidemment – énormément de synthétiseurs acidulés ou bourdonnants, égrainant des mélopées un peu mélancoliques ou des nappes sonores fantomatiques.
Pourtant il n’y a rien de fondamentalement déprimant ici, plutôt une vision très intimiste et délicatement feutrée d’une musique avant tout basée sur des mélodies ténues mais persistantes, la complémentarité des deux chants, une énergie jamais démentie malgré le caractère délicat de l’ensemble et un mélange des genres (pop synthétique + rock atmosphérique + new wave + shoegaze electro + ce que tu y trouveras) réussi comme rarement. Pour s’en rendre compte il suffira d’écouter Everybody Disappear quEerie Family a très facétieusement placé au début de l
album, une ritournelle acidulée dont l’allant est délicatement tempéré par une pointe de mélancolie... Même la (difficile) reprise du Wave Of Mutilation des Pixies s’avère convaincante parce qu’aussi personnelle que reconnaissable, ce que devrait être toute reprise digne de ce nom.

[épilogue] Alors que je l’écoutais pour la quatrième fois de la journée je me suis mis à repenser aux effets étonnants et peut-être paradoxaux d’Eerie Family. Voilà un disque découvert (presque) par hasard chez un disquaire de la ville au cours d’une balade dans un monde plus ou moins réel et très loin de me convenir ; et voilà un disque qui me donne plus que tout envie de rester enfermé chez moi, pour l’écouter encore et encore. Je vais disparaitre.


[ce premier album sans titre est publié en vinyle par Alien Snatch !]

 

 

samedi 20 juin 2020

Blóm / Flower Violence





You Better Watch Out ! You Better Watch Out ! Lance la chanteuse de BLÓM dès la première minute d’Audrey, titre d’ouverture de Flower Violence. Le ton est résolument donné. La pochette du disque est rose (le disque vinyle également), l’illustration du recto allie une fleur, un couteau brandi par une main dont les ombres pourraient furieusement faire penser à du sang – le groupe joue autant avec les clichés qu’il les détourne sans hésiter. Comme pour ce titre : Flower Violence, oxymore tellement simpliste qui fera sourire de façon condescendante celles et ceux qui ne veulent rien entendre et qui ne veulent pas comprendre.
Blóm
est un trio de Newcastle / nord de l’Angleterre et composé de filles uniquement : Hells au chant, Erika à la basse* et Liz à la batterie. Un groupe queer, militant, dont deux membres sur trois se sont auparavant faits connaitre au sein de Tough Tits, formation toute aussi queer et militante que ravageuse. Je vais schématiser un peu, beaucoup : enlève le synthétiseur et la guitare de Tough Tits, rajoute une bonne grosse basse sursaturée, gorgée de fuzz et branchée sur une tonne d’amplis et tu obtiendras Blóm, trio punk doom noise jouant une musique finalement dégraissée jusqu’à l’os et au rachitisme paradoxalement envahissant et baveux. Après une paire de cassettes parues chez Hominid Sounds Flower Violence est donc le tout premier album de Blóm. Un disque très court dépassant à peine les vingt-cinq minutes mais un disque joyeusement bordélique, qui dit énormément de choses, avec un humour acide des plus réjouissants.
La basse assure donc toutes les parties mélodiques (ahem), dispense du riff improbable, distille du larsen, peut éventuellement se faire un peu plus lisible (mais toujours bizarrement) et est la principale responsable de cette lourdeur déglinguée mais toujours dédramatisée et donc subversive de la musique de Blóm. J’y vois comme un moyen et non une fin, l’important ici ce n’est pas de jouer le plus lourd possible pour faire étalage de je ne sais quel mérite – ça c’est plutôt un truc de garçons – mais pour faire de la place et pour se faire entendre, évidemment. De la place pour un chant très présent tout au long du disque, confère les paroles très fournies des chansons imprimées sur l’insert, de vrais romans, et qui n’arrête pas, littéralement. Un chant aigu, très punk lui aussi, qui balance et hurle ces mots pressés et pressants sur les sujets qui importent pour les trois filles de Blóm, sujets qu’elles ont elles-mêmes énumérés : le genre, être queer, le féminisme, la problématique chrétienne et même Crime Et Châtiment auquel est consacré le très long Übermensch, le titre le plus doom de l’album.

Flower Violence
possède un côté rafraichissant non pas parce qu’il est simplement divertissant – loin de moi cette idée très limitative – mais parce qu’il donne à entendre quelque chose qui semblera neuf aux oreilles trop habituées aux discours et aux attitudes masculines dans les musiques électriques. Pourtant cela n’a rien de nouveau, sans doute pourrait-on remonter jusqu’aux Slits et faire un détour du côté de God Is My Copilot pour en trouver des traces et mais depuis tout ce temps rien n’a réellement changé ou plutôt les choses changent tellement lentement. Dans un genre musical différent Blóm me fait penser aux parisiennes de Catisfaction. Mais surtout je trouve énormément de correspondances entre Blóm et les américaines de Ragana : la parole appartient à celles qui la prennent, la musique également.

[Flower Violence est publié en vinyle par Box records]

*elle fait également partie des très intrigants Shrimp / 海老  

jeudi 18 juin 2020

[chronique express] Litige / En Eaux Troubles



Les quatre LITIGE sont de retour avec En Eaux Troubles, deux années après un premier 12' qui a beaucoup trusté la platine (et y retourne encore régulièrement). Ce nouvel album devrait faire de même et sûrement davantage : le punk rock du groupe n’a jamais été aussi bien tourné et accrocheur, classieux et ultra dynamique, drôle parfois, tout en mélodies mémorisables et chantables à souhait, gorgé de riffs qui déboitent, cadré par une rythmique impeccable (les lignes de basse sont bien mises en avant) et avec des textes sur les rapports aux autres, les fausses illusions, la pression tout autour, les questions que l’on devrait se poser plus souvent, ce que l’on devrait se dire mais que l’on ne dit pas forcément, ce que l’on finit par décider par et pour soi-même – beaucoup de choses personnelles et significatives

 

 

mercredi 17 juin 2020

[chronique express] Despentes - Zëro / Requiem Des Innocents



Au départ ce disque me semblait être une bien mauvaise idée : enregistré en un après-midi de 2018, il donne à entendre Virginie Despentes lisant des extraits du Requiem Des Innocents de Louis Calaferte tandis que Zëro assure l’accompagnement musical sans en rajouter de trop (on peut reconnaitre un ou deux passages tirés des albums studio les plus récents du groupe). Le disque retranscrit ainsi une lecture/performance à laquelle j’avais pu assister à la même époque et que j’avais aimée mais dont je ne pensais pas qu’un enregistrement soit possible sans être ennuyeux.
L’intérêt est que Despentes n’est pas une actrice et qu’elle ne joue pas, elle est Despentes, simplement. Elle n’a pas une belle voix mais sa voix est très reconnaissable, parfois elle hésite un peu ou chevrotte presque et c’est ça qui est bien : elle lit le texte de Calaferte, nous forçant à écouter ces mots là, ces histoires violentes, ce récit autobiographique d’une enfance démunie pour nous laisser seul.e avec. Subsiste la force d’une écriture et d’une poésie libératrice, entre dégueulasserie, hallucination et beauté.
Sur la cinquième partie / quatrième face Despentes se décide à prendre plus de place, à se mettre un peu plus en avant, elle met davantage le ton, elle nuance et investit, et c’est comme si elle voulait en arriver précisément là, nous dire finalement qu’il nous faut lire Calaferte, nous aussi. Et nous dire tout ce qu’il lui a apporté, à elle.

[Le Requiem Des Innocents par Despentes et Zëro est publié par le label Ici D’ailleurs ; Le Requiem Des Innocents de Louis Calaferte est publié en format de poche]

lundi 15 juin 2020

Princess Thailand / And We Shine






Promis, juré, craché et mousse de bouche : plus jamais je me moquerai du nom de PRINCESS THAILAND. Même si quelque chose de bien planqué tout au fond de l’un des innombrables recoins de mon humour détestable – ou mon absence d’humour, tout dépend du point de vue selon lequel on se place – m’incitera toujours à le faire. Peut-être qu’un jour si je croise la route de ces jeunes gens (lors d’un concert par exemple, à l’horizon 2021 ou 2022 si tout se passe bien, c’est-à-dire lorsque les mauvais esprits dans mon genre arrêteront de jurer leurs grands dieux, de cracher dans le vent et de (se faire) mousser de la bouche, mais ça c’est vraiment pas gagné) donc oui peut-être qu’un jour je demanderai aux cinq Princess Thailand d’où provient ce nom pour le moins étrange et déstabilisant. Et qui surtout n’a strictement aucun rapport évident avec la musique du groupe mais qu’au moins on n’oubliera pas.
On l’oubliera d’autant moins que Princess Thailand est en train de s’imposer comme l’un des trucs les plus excitants du moment question mixture noise-rock gothoïde et no-wave arty voire new wave tout court – attention : étiquettes beaucoup trop restrictives – avec seulement deux albums à son actif. Le tout premier, sans titre, développait un côté poisseux et collant, brut et moite, enfumé et musqué, accompagné de couleurs aussi bien marécageuses qu’orientalisantes mais la plupart de ces éléments se sont estompés, ont transmuté ou ont presque complètement disparu sur And We Shine, le deuxième album que le groupe a publié au printemps 2020. Le côté plus léché, élargi et rembourré du son de ce nouvel enregistrement frappe d’entrée, et les sept compositions de And We Shine se font presque intimidantes, collent moins physiquement au corps tout en jouant davantage sur la séduction.
Non pas que Princess Thailand ait abandonné tout désir de faire du bruit et de faire pencher les vumètres dans le sens des vents soniques mais le groupe le fait avec une approche différente, parfois presque pop (In This Room) et céleste (We Shine) et en tous les cas très orientée débuts des 80’s et post-punk gothique même si à l’époque on ne l’appelait pas encore comme ça. Plus d’une fois je me suis surpris à penser aux Banshees ce qui, en ce qui me concerne mais j’en ai parfaitement le droit puisque c’est moi qui écris cette chronique et que ceci est mon petit pré-carré des internets, est un énorme compliment. En résumé avec And We Shine on perd en swamp et en odeurs de feu de bois un peu piquantes ce que l’on gagne en marqueterie et en flanger. Moins de no-wave et moins de noise rock brulant. Plus de dentelle scintillante et de lyrisme aérien. Moins de Shotgun Wedding et plus de Cocteau Twins. La reverb a juste changé de côté, délaissant le poisseux pour hanter les longs couloirs d’une musique pourtant toujours aussi percutante et organique.
Malgré les nombreux éclats qui parcourent et déchirent And We Shine Princess Thailand se préoccupe désormais plus des détails et tout est question de nuances, avec l’évidente luxuriance et sophistication de compositions jamais linéaires – elles ne se terminent jamais de la même façon qu’elles ont commencé et pour joindre les deux bouts elles peuvent traverser mille péripéties. Le travail des deux guitares est symptomatique de cette approche moins frontale, plus aérée et plus somptueuse. Lorsqu’elles se mettent en position de faire plus de bruit c’est toujours avec le souci de participer à un vaste ensemble quasi architectural, pas avec celui de se faire entendre plus que tout le reste. Quant au chant – féminin et exclusivement en anglais – il a tellement gagné en subtilité… autrement dit cette chanteuse incroyable peut passer du clair-obscur et du volant-cristallin à la passion et au feu sans (se) forcer, avec sensibilité et aplomb, sans ciller, sans en faire trop mais avec juste ce qu’il faut pour être dans le vrai.

[And We Shine est publié en vinyle rouge par A Tant Rêver Du Roi]

samedi 13 juin 2020

Comme à la radio : Nod Off





Il arrive que des fois tu reçoives des bonnes nouvelles sans t’y attendre du tout et ce jour là la bonne nouvelle a pris la forme d’un mail, plutôt laconique mais extrêmement poli :

Salut,
Juste un petit mot pour t’annoncer que le EP #2 de Nod Off est disponible.
Pas de sortie vinyle prévue... Mais tu peux le télécharger gratuitement sur notre bandcamp :
https://nodoff.bandcamp.com/
Bonne écoute et bonne continuation.
Fred

Et sans mentir la première chose que j’ai faite en ce dimanche qui avait pourtant particulièrement mal commencé (le 17 mai, si tu veux tout savoir) est d’aller écouter séance tenante ce nouvel EP de Nod Off, complètement pris par surprise et piqué par la curiosité puisque pas moins de sept années s’étaient écoulées depuis le premier :





Il n’y a pas eu énormément de changements du côté de Nod Off depuis tout ce temps : le groupe est toujours composé de Gaëlle (voix) et de Fred (instruments et voix)**, normal me direz-vous puisque ces deux là sont chéri-chérie dans la vie. Les compositions sont à nouveau numérotées (là ça va de 12 à 15) et même l’esthétique de la pochette de cet EP #2 renvoie directement à celle du EP #1. Et puis la musique du duo se reconnait entre mille, délicatement bricolée bien que très composée et surtout enregistrée à la maison avec cette fois ci l’aide experte et le mastering d’un célèbre ingénieur du son lyonnais au chômage technique.

On retrouve la complémentarité des chants avec la voix féminine adroitement nonchalante mais pas seulement (comme sur Song #15 où Gaëlle finit par s’en payer une bonne tranche) et qui alterne avec la voix masculine, plus rocailleuse. Le vieux coup du chaud et du froid mais pourquoi s’en priver lorsque cela fonctionne aussi bien ? Plus que tout le niveau des compositions a monté d’un cran, Nod Off alignant pas moins de quatre tubes en quatre titres – et oui ! – entre accroches irrésistibles, précision mélodique, insistance rythmique, dissonances bien placées (ce pseudo solo sur Song #13 me ravit à chaque fois), éléments poétiques et petits détails qui font toute la différence (un peu de synthétiseur par là, du luth – ou du saz ? – par ici).

Pour un disque enregistré entre le salon, la cuisine et le garage d’une maison de banlieue lyonnaise il y a vraiment de quoi être épaté. Et pour longtemps… La mauvaise nouvelle étant – évidemment – que cet EP #2 restera surement à l’état d’ectoplasme digital parmi tous les fichiers sonores qui pourrissent déjà doucement mais surement dans les méandres d’internet. En espérant malgré tout un EP #3 pour l’année 2027 ou 2028, grand maximum. Bisous.

* le EP #1 avait lui bénéficié d’une sortie physique – avec un taux de rentabilité largement négatif – sous la forme d’un joli 45 tours et à l’époque chroniqué par ici
** ancien guitariste des Bananas At The Audience, la dernière fois qu’il a été aperçu vivant dans un lieu public c’était du côté de Nîmes pour un concert du Ricardo Tubs Trio, encore un groupe pas spécialement pressé dans la vie

vendredi 12 juin 2020

[chronique express] Movie Star Junkies / Shadow Of A Rose





Je vieillis, tu vieillis, il vieillit, nous vieillissons… les Movie Star Junnkies vieillissent eux aussi et avec Shadow Of A Rose, cinquième ou sixième LP tournant cette fois autour des écrits de l’immense Hubert Selby Jr, les italiens sont comme à la croisée des chemins, désormais moins fougueux mais pas encore réellement confis par l’existence ni sur la voie de la rédemption : ce nouvel album pas désagréable mais loin de provoquer autant de soubresauts et de chavirages qu’on l’aurait voulu offre le visage curieusement mitigé d’une musique trop inégale et encore un peu douteuse mais dorénavant moins surprenante, presque conventionnelle par instant, comme une bouteille de gnôle qui aurait mérité d’être oubliée dans la cave puis d’être retrouvée des années après, chargée en nouvelles subtilités et raffinements, de moins en moins tord-boyaux et de plus en plus eau de vie.

mercredi 10 juin 2020

Gouge Away / Consider b/w Wave Of Mutilation






Il y a des disques qui se bonifient grandement avec le temps et Burnt Sugar de Gouge Away est de ceux-là. En relisant la chronique que je lui ai consacré il y a un an et demi je me suis rendu compte que – comme d’habitude – elle est beaucoup trop longue, qu’elle s’étale pour ne rien dire et que cet album tout nerveux et tout à vif aurait largement mérité une chronique express d’une phrase ou deux seulement, une centaine de mots amplement suffisants pour vanter tous les mérites d’un bon petit disque. Ah oui : je n’ai pas fait que me replonger dans la dite chronique, j’ai aussi scrupuleusement réécouté Burnt Sugar… autant de conscience et d’application puisque les cinq GOUGE AWAY sont de retour avec un nouveau disque, cette fois un 45 tours dont les deux faces sont inédites.
Ce n’est pas souvent que je m’intéresse de près à un single parce que leurs prix sont de plus en plus élevés ; c’est un phénomène touchant l’ensemble de l’édition phonographique professionnelle suite à l’effet de mode de ces dernières années autour du vinyle et du au fait que les majors de l’industrie du disque se sont aperçues qu’il y avait là à nouveau un gros filon bien juteux – la conséquence est que le prix moyen de la galette de 7’ augmente toujours plus et que je n’en achète presque plus. Consider b/w Wave Of Mutilation n’échappe pas à la règle inflationniste : le label Deathwish le vend à un prix qui donne mal au ventre même si je dois reconnaitre que question présentation l’objet a de la gueule avec son vinyle de couleur (jaune ou transparent), sa pochette cartonnée épaisse, sa pochette intérieure soignée avec photo du groupe, paroles et notes, ce qui est extrêmement rare pour un 45 tours.
Trêve de polémiques**. Consider représente la face mid-tempo de Gouge Away, une composition tenace et épaisse servie par deux guitares vrillées et une rythmique bien posée offrant une voie royale au chant hurlé de la chanteuse Christina Michelle. C’est simple, c’est efficace, c’est réussi mais ce n’est pas tout. Sur sa dernière minute le rythme de Consider s’en va en ralentissant, les guitares s’estompent un peu, la rythmique s’allège et le screamo light du groupe laisse la place à quelque chose de plus évanescent voire de plus vaporeux, le chant suivant le mouvement en se muant en vocalises aériennes de plus en plus lointaines. Voilà donc ce à quoi peut ressembler Gouge Away lorsque le groupe décide de devenir un peu plus mystérieux, ou plutôt un peu plus étrange. Si ce final en courant d’air te fait un peu penser aux défunts Pixies* et bien saches que je suis de ton avis…
… Mais s’appeler Gouge Away est une chose. Reprendre une composition du groupe de Black Francis et de Kim Deal en est une autre. Les intentions sont peut-être bonnes mais il faut bien avouer que la version sans esprit ni âme de Wave Of Mutilation des Pixies qui occupe la face B de ce single est dispensable. Oser s’attaquer à un tel monument est certes culotté mais cela ne suffit pas. Finalement c’est lorsque Gouge Away glisse des petits bouts de lutins joyeux au milieu de son merdier énervé – comme ce qu’il fait sur le final de Consider, donc – qu’il rend le meilleur hommage possible au groupe qui a composé et écrit la chanson dont Gouge Away a tiré son nom. Et ouais.

* oui « défunts », parce que les Pixies actuels et sous perfusion ne sont qu’une ignoble farce
** pour nuancer : les bénéfices tirés de la vente de Consider seront reversés au Rescue International Committee en aide aux réfugiés et aux migrants

lundi 8 juin 2020

Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs / Viscerals






En langage français plus ou moins imaginé il existe beaucoup de mots pour désigner un membre de la police, un flic ou un poulet dit-on lorsqu’on veut y ajouter une intention nettement péjorative. Je ne t’apprendrai sûrement pas que cette dernière métaphore animalière remonte à la fin du 19ème siècle, à Paris : en 1871 le commissariat central incendié et détruit par les communards insurgés fut réinstallé au cœur de la ville dans un bâtiment construit à l’emplacement d’un ancien marché aux volailles. C’est ainsi que cette appellation peu glorieuse de poulet reste l’une des rares conséquences dignement incontestables de la Commune – une révolution manquée, étouffée dans le sang et l’oppression et dont le Sacré Cœur montmartrois constitue un tout autre type d’héritage, disons beaucoup plus touristique, cette fois ci à la gloire de la puissance de l’Etat et la Nation, le tout béni par la Religion et l’ordre moral.
En anglais les choses sont encore plus drôles : un policier est un pig, un porc. Un animal par ailleurs universellement repris pour caricaturer le fasciste moyen – évidemment loin de moi la volonté de faire un amalgame, mouhaha – et il n’est pas rare de retrouver telle ou telle créature politiquement nuisible sous les trais d’un repoussant pourceau. Je me rappelle qu’en France au milieu des années 80 et alors que les manifestations étudiantes et lycéennes faisant rage, réprimées dans la violence par des policiers voltigeurs à moto non sans causer mort et désolation, le Garde des Sceaux de l’époque, autrement dit le ministre ayant en charge la police et l’ensemble des forces de l’ordre, était régulièrement représenté avec un groin – la boucle est bouclée.

Les PIGS PIGS PIGS PIGS PIGS PIGS PIGS (oui mon cochon, sept fois de suite) sont originaires de Newcastle, ville depuis longtemps économiquement sinistrée et très froide du nord-est de l’Angleterre. Le nom que se sont choisi les cinq musiciens transpire la rage, le dépit mais également un féroce appétit et une vitalité jamais démentie. Comme une interjection, un gros cri du cœur et un gros molard bien visqueux, ce qui est aussi la meilleure des métaphores que je pourrais trouver pour parler de la musique contenue dans Viscerals, déjà le troisième album des anglais. Une musique très orientée 70’s rapprochant singulièrement Newcastle Upon Tyne de Birmingham et de Black Sabbath ; une musique toute en lourdeur, en puissance et en riffs saignants mais avec une approche très psychédélique et même parfois à la punk par son côté nerveux.
Les mélodies restent très importantes chez Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs et le groupe les place systématiquement au sein de compositions savamment moulées qui dégagent moiteur et crasse. Ces gars là ne sont pas du genre à tourner sept fois leur langue de porc dans leur bouche (quoi que) et ils mettent un point d’honneur à exécuter leur heavy rock communautaire avec toute la gouille noble et bagarreuse que l’on retrouve chez tous les groupes qui font de la musique pour tromper ennui et désœuvrement, pour évacuer colère et sauvagerie – exactement l’inverse des formes de motivation d’un groupe intello échappé d’une école d’art. Ce qui n’empêche pas les Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs de soigner consciencieusement leurs effets : chaque composition est dotée d’un solide décorum psyché et d’un ou de plusieurs solos de guitare, ce qui constitue le côté vieux roc(k) inamovible et traditionnaliste du groupe.
Je n’ai vu qu’une seule fois Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs Pigs en concert et je le regrette bien. Ce jour là j’étais allé voir et écouter tout autre chose et les anglais s’étaient incrustés à la derrière minute dans une programmation sans aucun rapport, s’épargnant ainsi un day off au milieu d’une tournée un peu bancale. Le groupe avait joué devant un public clairsemé qui ne savait pas réellement à quoi s’attendre, gagnant ce soir là quelques nouveaux fans facilement convaincus par une musique lourde et poisseuse jouée comme au premier jour, avec autant de conviction et d’allant que s’il le concert avait eu lieu dans une salle bondée et non pas dans une ancienne école de danse reconvertie en squat de banlieue. Ça sentait les tripes (sic) et l’envie d’en découdre, ça fusait dans tous les sens et en même temps il se passait réellement quelque chose, quelque chose de palpable et de significatif. Un souvenir que je retrouve à chaque fois et j’écoute Viscerals.

[Viscerals est publié en CD et en vinyle – noir, rouge ou en version blood and guts – par Rocket recordings]

vendredi 5 juin 2020

Horse Lords / The Common Task


Quartet originaire de Baltimore dans le Maryland, HORSE LORDS fait partie de ces nombreux groupes à avoir malheureusement planifié la sortie d’un nouvel enregistrement pendant la pandémie mondiale liée au covid-19. Si on excepte les nombreuses mixtapes imaginées par les américains, The Common Task est le quatrième album de Horse Lords et il aurait du atterrir de ce côté ci de l’Atlantique vers la fin du mois de mars c’est-à-dire au plus mauvais moment pour tenter de se faire une place au soleil. Le groupe avait également prévu une nouvelle tournée européenne dans la foulée – avec une date lyonnaise le 14 mai au Sonic, cela m’aurait donné l’occasion d’enfin y retourner – mais il ne sert à rien de ressasser tout ça, il est évident que pour très longtemps encore les concerts, la musique live et autres rassemblements louches n’auront pas lieu, qu’écouter de la musique se fera plus que jamais tout.e seul.e chez soi et pas au milieu d’autres personnes. Ou alors via une webcam et une connexion internet surchauffée. Tout ça finira peut-être en free parties de cache-cache avec la maréchaussée dans les bois des monts du Lyonnais comme au tournant des années 90.
Horse Lords, donc, est la réunion au sommet de quatre musiciens incroyablement imaginatifs et libres : Andrew Berstein au saxophone et aux percussions, Max Elbacher à la basse et aux bidouilles électroniques (j’ai lu quelque part qu’il a incorporé Matmos depuis que les californiens ont traversé les US pour venir s’installer à Baltimore), Owen Gardner à la guitare et Sam Haberman à la batterie. Des musiciens dont le niveau se passe de tout commentaire – si tu les as déjà vus en concert, oui j’aime remuer le couteau dans la plaie, tu sais de quoi je parle – mais qui surtout font intelligemment appel à des idiomes musicaux et des techniques diverses, notamment d’accordage, pour un résultat singulier car franc et direct.





Les quatre Horse Lords jouent de la musique dite « expérimentale » ce qui aurait largement de quoi effrayer le commun des mortels et un descriptif plus poussé de celle-ci – polyrythmies, mélodies inspirées des musiques du Sahel, suites modales, microdécalages rythmiques, synthèse modulaire, répétitivité inspirée par les travaux des compositeurs minimalistes américains, emprunts à la tradition des indiens des Appalaches, etc. – pourrait largement donner mal à la tête. Or avec l’écoute de The Common Task c’est tout l’inverse qui se produit. Emmené par l’ultra dynamique et très dansant Fanfare For Effective Freedom tout l’album est un régal de musicalité, de bonheur et de lumière. Là réside tout le talent de Horse Lords qui à partir d’une réflexion très poussée et d’une vision très conceptuelle arrive à créer quelque chose que l’on ne peut que percevoir simplement et spontanément. Rien à voir avec un processus de vulgarisation simplificatrice, non, les quatre musiciens réussissant à donner réellement vie à quelque chose d’aussi personnel que référencé et – donc, finalement – de libre. Liberté de reconnaitre cette musique et de se reconnaitre en elle, liberté de danser dessus, avec son petit corps emmitouflé par deux mois de confinement, de gratins de coquillettes sauce béchamel et de gâteaux au yaourt constellés de pépites de chocolat fondant, ou liberté de laisser son esprit partir et vagabonder au fil des rythmes tourbillonnants et des mélodies envoutantes.
Occupant à lui tout seul la deuxième face du disque et d’une durée de 18 minutes, Integral Incident est la composition la plus ambitieuse de The Common Task tout en conservant l’esprit alchimique et magique de la musique de Horse Lords. Une poignée de musiciennes et de musiciens sont ici venu.e.s apporter leur soutien au groupe : Ledah Finck au violon, Bonnie Lander à la voix, Leo Svirsky à l’accordéon et James Young au basson. Logiquement un peu plus long à produire ses effets euphorisants, Integral Incident synthétise une nouvelle fois un idéal métaphorique, un idéal au delà du projet calculé et davantage chargé en vérité qu’un rêve un peu fou. La liberté, encore.

[The Common Task est publié en vinyle argenté, transparent ou noir et en CD digipak par Northern Spy records et toutes ces éditions sont semble t-il épuisées à ce jour ; la pochette du vinyle est argenté avec un effet miroir, on peut tenter de se regarder dedans mais on n’y verra rien d’intéressant et le tout est entouré d’un obi – objet décidemment très en retour de mode en ce moment – et sur celui de The Common Task on peut y lire un petit texte, vraisemblablement rédigé par le label, égrainant les connexions musicales de Horse Lords : The Ex, Glenn Branca, Albert Ayler et James Tenney… OK mais maintenant les gars il faudrait repenser à rééditer ce disque, d’une façon ou d’une autre]

mercredi 3 juin 2020

[chronique express] Ich Bin / Obéis !





Encore une réédition mais celle-ci est à nouveau incontournable : tel le phœnix impérial renaissant de ses cendres et ravivant la splendeur du passé, Obéis ! est l’unique album des dieux du stade ICH BIN enregistré à une époque où Mulhouse était la capitale de la France et la France était le centre du monde, une époque où le bodybuilding était une discipline olympique, où l’eau oxygénée était en vente libre, où la 8.6 était considérée comme un fin nectar, où l’ordre n’était pas un vain mot, où l’allemand était une langue vivante, où écrire des chansons à texte avait une vraie portée politique et où Kraftwerk n’avait pas encore usurpé le titre d’inventeur de la musique électronique. Obéis !

lundi 1 juin 2020

Feastem / Graveyard Earth





Et voilà, je me retrouve encore devant une page blanche. Et tout ça à cause d’un groupe de grind et surtout à cause de son label – je n’ai absolument pas peur de le nommer, il s’agit de Lixiviat – qui je ne sais pas pourquoi m’envoie systématiquement des informations promotionnelles** à chacune de ses nouvelles sorties, pensant sans doute que j’aime le grindcore plus que tout et que je trouverai bien un truc ou deux plus ou moins intéressant à dire au sujet de ses productions. Quelle erreur. Moi je suis un intellectuel à lunettes et à moustache et je suis fils de profs, j’ai été élevé par des parents qui lisaient Télérama en écoutant France Inter, ont commis l’erreur de voter Mitterrand en 1981 puis en 1988 – les cons ! –, sont logiquement devenus écolos à partir des années 2000 et partaient en vacances uniquement à proximité de lieux historiques à visiter. En résumé : je suis vieux et j’aime souffrir, oui bon d’accord, mais j’aime souffrir dans les règles de l’art, il faut qu’il y ait un minimum de concept et de modélisation derrière sinon je ne peux pas y arriver (d’ailleurs, au passage, est-ce que quelqu’un sait si la biennale d’art contemporain aura quand même lieu cette année ?).
Donc la chronique du jour concerne l’album Graveyard Earth de FEASTEM, un groupe qui nous vient d’une charmante petite ville située sur la côté ouest de la Finlande et qui existe depuis 2005 mais n’ayant à ce jour publié que quatre longs formats et deux ou trois splits, ce qui n’est pas très brillant si on se place stricto sensu du point de vue du rendement et de la productivité. Avaritia Humanae, le précédent album de Feastem, date quand même de 2013 (!) et si tu doutes encore du côté très dilettante de ces jeunes barbares venus du nord va donc faire un tour sur leur site officiel, tu constateras qu’il n’est absolument pas à jour.
Par contre si tu écoutes Graveyard Earth – parce que oui, je l’ai quand même écouté* – tu te rendras rapidement compte que Feastem n’est pas n’importe qui et que cet album ce n’est pas n’importe quoi. D’ailleurs, malgré mon côté digne héritier d’intellectuels de gauche et bien-pensants, je trouve que l’étiquette grind sied fort mal au groupe. En tous les cas et en dépit de quelques repères stylistiques d’usage (la double pédale à tous les étages, les parties de blasts bien appuyée) le côté rageux de Feastem dépasse largement ce cadre trop restreint. Je suis particulièrement épaté par le côté tournoyant de nombre de riffs – comme celui qui sert d’intro à Sick pour ensuite revenir au bon moment ou celui, également en ouverture, de Verta Ja Lihaa – et le groove maléfique qui les accompagne par ailleurs. Autre point fort du groupe, ce batteur qui sait allier efficacité et organique, au moins on n’a pas l’impression qu’il essaie de jouer comme une machine et comme il a tendance à foutre des coups de cymbales vraiment de partout il réussit à donner énormément de relief à son jeu. Et puis il y a ce chanteur ou plutôt ce beugleur qui m’impressionne totalement et même me ferait presque regretter de ne pas avoir fait Finnois en deuxième langue vivante au collège (un tiers des textes de Graveyard Earth est écrit dans cette langue gutturale à souhait).
Et, pendant que j’y suis, j’en ai aussi pour le bassiste qui apporte tout l’appui nécessaire à la musique du groupe bien que souvent je trouve que l’on ne l’entend pas suffisamment, à l’exception de l’introduction – ralentie et rampante – du morceau-titre : même si Feastem essaie de jouer le plus vite possible, dépassant les limites humainement acceptables de la rapidité d’exécution (quinze titres en moins de vingt minutes), le groupe n’oublie jamais de placer, encore une fois toujours au bon moment, des parties plus lentes voire très lentes et des breaks bien juteux qui ensuite font effet trampoline et catapulteur. Graveyard Earth est d’une énergie folle et d’une persévérance incroyable, avec un esprit finalement très punk qui me plait plus que tout. Alors d’accord, je veux bien enlever mes lunettes mais je garde ma moustache. 

[Graveyard Earth est publié en vinyle par Lixiviat, en noir ou en version semi transparente avec effet de fumée – ultra clear with black smoke dans le texte – vraiment très réussie]

* oui je fais souvent les mêmes blagues
** j’ai reçu le « dossier de presse » consacré à Graveyard Earth au mois de janvier, le disque a été publié à la mi mars et nous sommes le 1er juin : moi aussi je suis un branleur, moi aussi j’aime ça mais comme j’ai entendu dire que le disque se vendait comme des petits pains dans la gueule dépêche-toi un peu si tu veux en récupérer un exemplaire