jeudi 8 août 2019

Hippie Diktat / Gran Sasso


A nouveau je me dis que je devrais en finir une bonne fois pour toute avec mes obsessions habituelles. Et là en plus je me dis que je devrais vraiment envisager de partir en vacances pour un endroit où il fait un peu frais voire même carrément froid et puis aussi carrément choisir un endroit où il peut pleuvoir d’une minute à l’autre – en fait je ne vois que la Bretagne qui puisse actuellement correspondre à de tels critères, genre du côté du Finistère ou des Côtes d’Armor, enfin bref… Arrêter de penser toujours à la musique, de ne parler que de musique et de ne vivre qu’à travers elle. Sinon je vais finir par me transformer en étagère à disques d’un modèle suédois low cost fort courant mais assez peu solide (ou, dans le pire des cas, je me transformerais en fichier mp3, ce qui ne serait pas totalement incompatible avec cette maigre existence virtuelle que je distille petit à petit au travers de cette gazette internet qui souvent me prend beaucoup plus de temps que je ne le voudrais).
Seulement voilà, je suis un obsédé. Et je repense souvent à ce concert qu’Hippie Diktat a donné il y a un tout petit mois au Périscope et que je ne parviens pas à me sortir de la tête. Sur le coup j’ai quand même réussi à déclarer à qui voulait bien m’entendre (et me lire) que ce concert d’Hippie Diktat était d’ores et déjà assuré d’atterrir en bonne place sur le podium gagnant de mes meilleurs souvenirs de concerts de l’année 2019. Et je le pense toujours. Maintenant, il y a également ce disque, c’est le troisième du groupe, qu’Hippie Diktat a publié à la fin de l’hiver : il s’appelle Gran Sasso, Gran Sasso étant le nom d’un massif montagneux situé au centre de l’Italie. Ce qui éclaire davantage sur la signification de l’artwork du disque mais pas totalement non plus : les photos de montagnes et de blocs rocheux sur les recto et verso de la pochette ont en fait été prises en Chine et à Taiwan… Va comprendre…




… Il y a quelque chose d’inquiétant ou de menaçant dans ces illustrations. Quelque chose de noir et de rampant. Puis d’éclatant, dans le sens d’éclairé mais également d’explosif. Les contrastes entre noirs et blancs sont saisissants, quelques striures et cassures ont été rajoutées et derrière la désolation de ces paysages minéraux et accidentés on peut sans peine sentir toute la puissance chaotique d’une nature en plein mouvement. Une nature qui gronde, une nature qui se contorsionne doucement, dont le moindre tremblement engendre des accidents, des catastrophes, de nouvelles failles, des naissances. Une nature inflexible – il n’y a que l’être humain pour toujours penser qu’elle ne peut pas l’être –, une nature qui dicte ses lois, celles d’une réalité brutale et implacable, et une nature qui tire une grande partie de sa beauté de toute cette violence. Ce que je viens de décrire est ce que l’on appelle de la fascination, non ? En tous les cas j’éprouve de la fascination face à telles images. Et j’imagine que c’est exactement le même genre de fascination que l’on peut éprouver face à des eaux tumultueuses, des forêts millénaires balayées par la tempête d’un jour, des sommets montagneux (encore) qui se dressent jusqu’au ciel, des glaciers qui se fendent d’un coup en mille craquements réverbérés, un ciel d’étoiles inaccessibles qui dessinent des formes spectrales et des schémas mythologiques, les cris des animaux qui se mêlent aux crépitements de l’incendie qui les poursuit inlassablement, les fissures d’un lac de sel asséché par le soleil, le bruissement de la taïga au printemps.
Et telle est la musique d’HIPPIE DIKTAT sur Gran Sasso. Une musique qui s’apparente à des phénomènes naturels d’une brutalité et d’une beauté hypnotisantes. Jamais le groupe n’a sonné aussi grave – Antoine Viard joue du saxophone baryton tandis que le guitariste Richard Comte est accordé tellement bas qu’il déploie d’épaisses ondes que souvent on aurait du mal à qualifier de riffs – et va toujours plus loin dans les épanchements et les coulées de laves soniques. Lorsque en concert je regardais Julien Chamla jouer de la batterie, je me disais que ce garçon réussissait à lui tout seul quelque chose que presque personne n’ose réellement essayer ou même envisager : avec ses allures de métalleux ténébreux (mais barbare) il insuffle à Hippie Diktat toute la force motrice dont le groupe à besoin pour s’exprimer ; avec ses gestuelles de jazzman il lui apporte toutes les nuances et toutes les ouvertures dont le groupe a également besoin pour générer ces évènements et ces accidents sans lesquels la vie – ici la musique – ne serait pas ce qu’elle est. Sur Gran Sasso Hippie Diktat crée la confusion des genres entre free jazz, noise rock et doom, insistant parfois jusqu’à l’hypnose et un pointillisme respiratoire entre kraut sub-rythmique et musique minimale.
Mais ce qui me fascine toujours plus dans Gran Sasso ce sont toutes les aspérités qui prennent naissance le long de ses parois rocheuses. Ou les bulles sonores qui s’échappent de ses coulées de lave. Les tourbillons engendrés par différents courants contraires. Tout ce qui fait que derrière son côté monobloc et massif cette musique respire de mille et une façons. Cela me fascine – encore une fois – et cela m’émeut au plus au point parce que j’y sens toutes les palpitations d’une nature musicale et d’une vie indomptables mais tellement fortes et tellement belles. J’y sens comme un éveil, une envie, une volonté, un triomphe. Et une promesse. Une promesse qui nous délivre au lieu de nous enfermer.

[Gran Sasso est publié en CD et en vinyle par Carton records, le Collectif Coax, Nunc. et Poutrage records]