jeudi 12 mai 2022

Rose Mercie : ¿ Kieres Agua ?

 



En septembre 1979 Ari Up, Viv Albertine et Palmolive apparaissaient à moitié nues et couvertes de boue sur la pochette de Cut, le premier album des Slits. Leur message était des plus essentiels : nos corps nous appartiennent et nous en faisons ce que nous voulons. Contrairement à ce que l’on pense souvent, la révolution punk n’a pas été épargnée par le sexisme, le machisme, les injonctions patriarcales et le virilisme – on peut relire De Fringues, De Musique Et De Mecs de cette même Viv Albertine ainsi que, dans le domaine des musiques et pratiques expérimentales, Art Sexe Musique de Cosey Fanni-Tutty où la musicienne, artiste et performeuse met en parallèle son art pornographique et sa lutte permanente pour se réapproprier son corps et garder ses droits à en disposer. Il y a quarante ans, pour une femme, se mettre volontairement à poil sur la pochette d’un disque était vécu comme une provocation et c’est encore le cas aujourd’hui. Pourtant la provocation n’existe réellement que dans le regard porté par celui – et des fois également par celle – qui crie au scandale et à l’immoralité. Et on ne parlera même pas de toutes ces pochettes de disques où des corps de femmes sont étalés comme des objets pour mettre en valeur l’Homme Dominant car car elles sont complètement hors de propos.
ROSE MERCIE, formation de quatre musiciennes et amies de longue date, vient de publier son deuxième album, ¿ Kieres Agua ?. Sa pochette est de celles que l’on remarque : Inès Di Folco, Louann Djian, Charlotte Kouklia et Michèle Santoyo y apparaissent entièrement nues, évoquant les esprits, dansant au milieu de flammes semblant parfois sortir de leurs corps et les entourant d’une aura mystérieuse et protectrice (peut-être) mais surtout d’une force sûre d’elle-même. On ne voit jamais de pochettes de disque aussi revendicatrices que celle-ci et qui n’ont pas recours non plus à la brutalité, la violence ou l’agression. Une pochette qui nous dit simplement « le feu c’est nous, il est en nous, autour de nous et avec nous » pour un disque qui, avec beaucoup d’humour, nous demande également si on a besoin d’eau pour éventuellement éteindre l’incendie de notre indignation (¿ Kieres Agua ? ou plutôt « ¿ quieres agua ? » se traduisant par « est-ce que tu veux de l’eau » ?). Si tu as trop chaud en regardant ces joyeuses sorcières modernes en plein sabbat musical c’est donc, encore une fois, ton problème et effectivement tu as grandement besoin de te rafraichir les idées, ton mental dominateur et tout le reste.
¿ Kieres Agua ? a été partiellement composé au Mexique – l’une des musiciennes est originaire de ce pays –, au bord de la Méditerranée et en banlieue parisienne et les textes se partagent entre espagnol, français et anglais mais la musique de Rose Mercie est de nulle part, appartenant à une vaste nébuleuse entre post-punk et pop, refusant également de délimiter et trop définir son langage propre. Toujours en équilibre, funambule et délicatement volontaire, intime, le disque dévoile un nuancier qui tient autant de la force que de la douceur et rend complètement obsolète ce type de classifications archétypales et dichotomiques. On s’épargnera donc les qualificatifs douteux et réactionnaires propres aux rock-critics du siècle dernier : ¿ Kieres Agua ? est ni « un disque de filles qui font comme les mecs » ni un disque de « filles sensibles mais trop sympas » (on remarquera d’ailleurs qu’à l’inverse, s’il s’était agi d’un disque d’hommes ou de garçons, la question ne se serait même pas posée). Parfois le ton monte, mais toujours sans aucune dureté et avec une fantaisie espiègle d’autant plus impertinente que ça appuie là où il faut – Chais Pas et ses trop de garçons qui se ressemblent tous – ou évoquant quelques sortilèges d’une telle évidence naturelle qu’il n’y a rien à comprendre de plus – Witching et son refus de la dualité du bien et du mal.
Les instruments passent de main en main, plusieurs voix se font entendre, parfois en même temps (comment ne pas penser aux mélodies de chant d’une Verity Susman ?) et s’il fallait parler de magie et de charmes, ce seraient d’abord ceux d’un disque engagé à sa façon unique et personnelle mais décidée et positive et qui, si tu ne l’écoutes pas comme il devrait l’être, en toute simplicité et en toute honnêteté, te renverra à ton propre enfermement et à tes préjugés. Les histoires racontées par ¿ Kieres Agua ? n’ont rien d’édifiant, elles sont uniquement pleines de vérités et il n’est vraiment pas courant d’inventer et d’enregistrer une musique aussi libre que celle-ci. L’affirmation sans entraves, autrement. Un disque sans compromis, merveilleux et généreux.

[¿ Kieres Agua ? est publié en vinyle par Jelodanti et Celluloid Lunch]