Curieuse et étrange histoire que celle de GIRL BAND. En 2015 le groupe dublinois était promis à un brillant avenir, son premier album Holding Hands With Jamie publié par Rough Trade (ce qui n’est pas rien) et bien que plutôt difficile d’accès remportait tous les suffrages. Et puis plus rien, ou presque : tournées annulées, groupe en pleine tourmente, nouvelles au compte-gouttes avant la disparition complète des écrans radar… Le chanteur Dara Kiely a une santé mentale fragile, ses problèmes sont le carburant de ses textes et de la musique de Girl Band mais ils ont fini par prendre le dessus alors le groupe a préféré se mettre en retrait. Restait ce disque que l’on pensait unique – si on excepte tous les 7’ –, à la fois abrupt et humain, bruyant et séduisant, témoignage fulgurant d’une ardeur créatrice plutôt rare.
Dès que l’on parle de musique(s) on aime bien employer ce mot de « légende ». Il est tellement facile, tellement absolu et tellement synonyme d’adoration qu’il bannit automatiquement toute contestation, toute critique et toute nuance. Pourtant cette sombre histoire a entretenu la légende d’un groupe composé de quatre types venus d’Irlande qui n’en avaient sûrement pas demandé autant.
Nous sommes en 2019 et les radars se sont réveillés, détectant soudainement une anomalie dans le ciel musical ambiant. Les compteurs se sont affolés, l’affectif a une nouvelle fois repris le dessus : contre toute attente Girl Band était de retour. Pour de vrai, avec un nouvel album, intitulé The Talkies. Mais il y a des choses que l’on sait. Et que peut-être on ne devrait pas savoir, même si elles peuvent nous éclairer davantage encore sur Girl Band et surtout au sujet de l’état de santé de Dara Kiely : The Talkies débute par un enregistrement d’une crise de panique du chanteur alors qu’il était en studio (on entend sa respiration mouvementée). Je comprends que le groupe ait voulu placer cet enregistrement comme point de départ de son deuxième album ; je comprends que The Talkies soit à nouveau le témoignage des troubles mentaux d’un homme malade ; je comprends que The Talkies puisse aussi être le partage d’une sorte de thérapie, aussi difficile soit elle. Je comprends moins que l’on en sache autant. Uniquement savoir Dara Kiely toujours en détresse mais se servant de la musique et faisant de Girl Band sa bouée de sauvetage comme son exutoire m’aurait suffi. Car je ne suis pas un voyeur. Le détail personnel m’importe finalement assez peu. Ce qui m’importe plus que tout, c’est ce que la musique déclenche, ce qu’elle exprime. En moi. Ce qu’elle me donne et ce que je lui rends.
The Talkies est un album plus accessible que Holding Hands With Jamie. Un peu moins anguleux. Moins bruyant mais pas forcément moins sombre… mais là, tout de suite, je quitte le registre du descriptif pour tomber dans celui de l’interprétation et de la mise en perspective avec des éléments personnels, encore une fois. Je ne suis pas sûr que Dara Kiely aille réellement mieux et à dire vrai je m’en foutrais presque un peu ; j’espère uniquement que c’est réellement le cas – par pure empathie, ce qui n’a rien à voir avec mon amour de la musique.
La souffrance est toujours là, palpable, parfois gluante, souvent en sous-texte au milieu d’un enchevêtrement d’émotions qui restent terriblement tourmentées. Cette souffrance donne naissance à une musique étrange mais parlante, celle de Girl Band – d’ailleurs le chant doit beaucoup à celui d’un Mark E. Smith, employer ce mot de « parler » n’est donc pas inapproprié. Le nom même de l’album implique quelque chose comme un désir, une volonté de communiquer absolument. Ou au moins de faire en sorte que cela sorte. De ce côté-là l’album est réussi, même s’il fait donc nettement moins appel aux idiomes du noise-rock arty que son prédécesseur.
Shoulderblades et Salmon Of Knowledge, les singles choisis pour illustrer The Talkies à grands coups de vidéo-clips laissent toutefois peu de place au doute en ce qui concerne l’état de perturbation de la musique des irlandais. Ailleurs Aibophobia (avec des bandes à l’envers, tel le palindrome du titre) évoque furieusement un Bauhaus complètement aliéné. Voilà… je ne le veux pas, je n’en veux absolument pas, mais je viens d’écrire ces deux mots, « perturbation » et « aliéné ». Ecouter The Talkies c’est prendre toute la mesure de sa démesure (précisément), de sa distorsion avec le réel, de son humanité déréglée mais de son humanité quand même. Encore une fois il n’était vraiment pas nécessaire d’en savoir plus pour comprendre et aimer ce grand disque perturbé et à la beauté inquiétante.