lundi 21 octobre 2019

Keij Haino + Sumac / Even For Just The Briefest Moment – Keep Charging This Expiation – Plug In To Making It Slightly Better


Revoilà l’un des tandems parmi les plus captivants en matière de sculpture de guitares et de free noise : l’association entre le géant japonais KEIJI HAINO et les molosses nord-américains de SUMAC (Aaron Turner à la guitare ; Brian Cook à la basse ; Nick Yacyshyn à la batterie). Un peu plus d’une année s’est écoulée entre le premier double album de ce supergroupe et le nouveau, Even For Just The Briefest Moment / Keep Charging This "Expiation" / Plug In To Making It Slightly Better, doté d’un titre toujours aussi cryptique comme Keiji Haino en a le secret (et je ne te parle même pas des titres des morceaux en eux-mêmes). Surtout, pas mal de choses se sont produites entre les deux parutions, principalement un nouvel album pour Sumac (Love In Shadows sorti fin 2018 chez Thrill Jockey) et une tournée européenne du trio en mars 2019 dont quelques dates en collaboration avec un autre guitarrorist : Caspar Brötzmann*.
Pourtant American Dollar Bill – Keep Facing Sideways, You're Too Hideous To Look At Face On et Even For Just The Briefest Moment** ont été enregistrés la même année et à seulement un mois d’intervalle. S’il est précisé que les sessions d’American Dollar Bill se sont déroulées en juin 2017 au Gok studios, laissant entendre qu’elles ont duré plusieurs jours, celles de Even For Just The Briefest Moment ont eu lieu le 3 juillet à Tokyo, soit une seule journée. Je n’ai pas forcément été toujours très emballé par le premier, trouvant quil souffre de trop de passages incertains. Après quelques premières écoutes de Even For Just The Briefest Moment je m’apprêtais à émettre une opinion très similaire, devant me rendre à l’évidence que l’association Keiji Haino + Sumac, séduisante sur le papier, devait surtout prendre toute sa dimension en live – les fantasmes faisant le reste, etc, comme d’habitude…




… Puis je me suis ravisé. Est-ce que les quatre musiciens se sont servis de leur première expérience commune en studio pour faire les choses différemment avec leur deuxième album ? Oui, cela me semble évident. Tout d’abord les trois SUMAC ont indéniablement pris de l’assurance sur Even For Just The Briefest Moment, se montrent bien plus aguerris dans l’exercice de l’improvisation et de l’écoute mutuelle : moins de remplissage (voire plus du tout), d’avantage de cohésion et donc de cohérence, un sens de la tension collective. Plus on joue ensemble et plus on sait jouer ensemble, voilà une vérité qui énoncée telle quelle ne serait qu’une banalité inutile de plus si elle ne s’appliquait pas dans le cas présent à trois musiciens ultra aguerris et ultra experts en matière de hardcore, metal, post hardcore, noise rock et tous les genres, sous genres et croisements qui peuvent exister entre toutes ces catégories. Des types habitués à ressasser les mêmes structures, les mêmes riffs, les mêmes gimmicks et se concentrent d’habitude sur l’énergie et le son dégagés par leur musique.
Sans être en roue libre et sans faire n’importe quoi (en particulier le jeu de Nick Yacyshyn qui est d’une telle pertinence… le batteur canadien confirme ainsi qu’il est l’un des meilleurs de sa catégorie à l’heure actuelle) on peut affirmer que Sumac se laisse souvent complètement aller : Now I’ve Gone And Done It possède ce coté lancinant et exalté d’un vieux blues cradingue ; un peu plus loin le morceau titre (coupé en deux entre les faces B et C du disque, parce que totalisant près d’une demi-heure) alterne traversées atmosphériques et déflagrations bruitistes avec un groupe qui tient la route sur de longs passages étirés et presque liquéfiés – encore cette hébétude électrisée et si particulière – tout comme il sait provoquer l’explosion sans donner l’impression de remplir une tâche obligatoire que les metalleux de tout poil s’estiment forcément en droit d’attendre de lui.
Côté basse Brian Cook s’en sort très bien. Lorsque elle est (rarement) mise en avant c’est parce qu’elle conduit réellement quelque part, aussi rythmique que tête chercheuse et elle n’est pas le parent pauvre d’une musique à la fois bruyante et instantanée qui a souvent trop tendance à délaisser cet instrument. Bien que comportant assez peu de passages chantés, Even For Just The Briefest Moment consacre cependant Keiji Haino en tant que chanteur/performer vocal, mais également joueur de flûte et de taepyungso – il s’agit d’une sorte de cornet japonais – et celui qui monte indéniablement en puissance c’est donc Aaron Turner dont la guitare prend de plus en plus de place et joue même parfois le premier rôle. Lorsque les deux guitares se déchainent ensemble il devient parfois très difficile d’affirmer avec certitude qui fait quoi. Et ça tombe bien parce que l’on s’en fout un peu, le plus important c’est de constater que dans ces purs moments de délires free et électriques de guitares Keiji Haino + Sumac devient un sacré bon groupe, barré et extrémiste, tout comme il ne déçoit plus dès qu’il s’agit de calmer le jeu. 
Encore plus difficile et plus labyrinthique que American Dollar Bill, ce nouvel album réalise l’exploit d’être beaucoup plus passionnant et vraiment exaltant. Et presque beau, de cette beauté un peu incompréhensible mais envoutante propre à la musique de Keiji Haino. Sauf que cette fois Sumac y est également pour quelque chose. Assurément.

[Even For Just The Briefest Moment / Keep Charging This "Expiation" / Plug In To Making It Slightly Better est publié en double LP, version vinyle noir ou vinyle transparent, en CD et même en cassette par Trost records, excellent label s’il en est et qui d’ordinaire se concentre plutôt sur le free jazz et les musiques improvisées de toutes sortes]

* j’aurais donné n’importe quoi pour voir Sumac en concert lors de cette tournée mais les dates initialement prévues dans les pays d’Europe du sud (il y avait une date lyonnaise de bookée) ont soudainement été annulées alors que celles dans les pays nordiques et scandinaves, certes réputées plus rémunératrices a priori, ont été maintenues – je m’interroge toujours sur le rôle des tourneurs européens qui ne sont que des intermédiaires supplémentaires et dont la seule utilité n’est que de rajouter une dimension financière inflationniste aux tournées des groupes étrangers, la valeur ajoutée versus la valeur artistique et humaine en quelque sorte
** à partir de maintenant et pour plus de facilité je raccourcis tous les titres, désolé Keiji