mercredi 30 octobre 2019

Child Abuse / Imaginary Enemy





Une vie sans histoires n’est faite que de petites contrariétés et c’est à cela que l’on reconnait l’ennui d’un quotidien morne et routinier. Sans imagination ni attentes. Un matin en sortant de ma douche je me suis aperçu que ma serviette de bain presque neuve – je l’ai choisie pour sa couleur, un beau vert tirant sur le bleu pétrole, mais également pour son prix modique, résultat d’une économie mondialisée permettant à un gentil occidental comme moi d’acheter des biens de consommation produits dans des pays émergeants par une main-d’œuvre sous-qualifiée, sous-payée, etc. – donc je me suis aperçu que ma serviette toute neuve ou presque avait deux trous tout ronds, comme si un insecte dévoreur de textile était passé par là, décidemment cette nature récalcitrante ne nous laissera jamais en paix. J’ai passé une très mauvaise journée (oui, je travaille) à me demander si le reste de mes affaires avait également fait l’objet d’un tel carnage. Le soir j’ai vérifié mes vêtements, serviettes, en fait tout ce que je soupçonnais pouvoir faire l’objet d’un repas pour un parasite dévoreur de tissus. Mais rien. J’ai du me rendre à l’évidence, j’avais soit acheté une serviette de bain défectueuse, soit une serviette de bain de mauvaise qualité, ce qui revient au même : on ne peut pas faire confiance à ces pays jaloux de notre puissance et qui nous ont volé et nous volent encore notre activité industrielle sous prétexte que là bas les coûts de production sont tellement bas et les salaires tellement minimaux que même un enfant ne saurait s’en contenter. 
Pourquoi je te raconte tout ça ? Pour t’expliquer que je me lave régulièrement, que je sens super bon et que j’ai bonne conscience ? Non je te raconte ça parce que des fois je fais de la couture. Et la première fois que j’ai écouté Imaginary Enemy, quatrième (et quelques, je n’ai pas vraiment compté) album des new-yorkais de CHILD ABUSE c’était pendant que je recousais ma belle serviette de bain verte/bleu pétrole. J’ai plein de petites bobines de fil chez moi et j’en ai une presque exactement de la même couleur que cette serviette, aussi j’ai pu réparer les dommages du à l’incompétence d’un ouvrier textile illettré d’un pays asiatique – ou africain puisque c’est la nouvelle mode – quelconque. J’en ai profité pour repriser également quelques chaussettes – je les use au talon, il parait que j’ai une drôle de démarche.
Je savais à quoi m’attendre en découvrant ce Imaginary Enemy (publié par Skingraft records, évidemment) mais j’avais également quelques appréhensions suite à la déception du concert de Child Abuse auquel j’ai pu assister dernièrement. J’avais trouvé que le groupe était nettement plus rigolo avant, que sa façon de vouloir dorénavant passer en force sur scène fout tout en l’air. Encore une contrariété. Ce nouvel album est dans la même veine brutaliste et pas très finaude. Il s’agit toujours de Child Abuse, pas grand-chose n’a changé depuis les épisodes précédents et si pourtant j’apprécie un peu ce disque (en tous les cas plus que je n’ai aimé ce fameux concert) c’est parce qu’il me laisse le choix. On peut faire avec un disque exactement ce que l’on peut faire à un enfant : le forcer à produire dans des conditions économiquement et écologiquement désastreuses des serviettes de bain défectueuses ou lui faire fermer sa gueule. Comme c’est moi le plus fort je ne me suis donc pas laissé faire. Malgré les vociférations du bassiste en chef Tim Dahl qui imite de mieux en mieux John Tardy. Sauf que lui n’a pas l’air de chanter en yaourt et d’ailleurs j’aurais bien aimé qu’il y ait un insert comportant les paroles joint au disque, au lieu de ce magnet de frigo reproduisant l’artwork de Imaginary Enemy – tendance gadget cheap pour enfant (sic). 
L’un des meilleurs moments du disque s’intitule Child Support, vers la fin de l’album. L’intro n’en finit pas et surtout elle transpire le malaise – plus que la force, ce qui au contraire est donc le cas de la plupart des autres compositions de Imaginary Enemy. La tension monte régulièrement et tout semble se dérégler de la plus extraordinaire des façons, comme si le chaos était en ordre de marche – le grand paradoxe de la destruction systématisée et du nihilisme rigoriste. C’est ça le Child Abuse que j’aime, celui que te fracasse tout en te faisant peur et en réduisant de plus en plus tes certitudes. Puis vient le coup de grâce : sur Child Support c’est Eric Paul (Arab On Radar, The Chinese Stars, Doomsday Student, Psychic Graveyard, etc.) qui s’occupe du chant et c’est exactement ce qu’il faut aux trois Child Abuse pour les remettre dans le droit chemin de la perversion. Un peu d’humanité dépravée et de désastre dérangé au lieu de tout cet étalage invasif de testostérone prog-metal. De la faiblesse psychopathe en guise d’appât, de gourmandise empoisonnée et d’arme blanche. Je retourne prendre une douche, je me sens sale.