J’ai vu plusieurs fois CHICALOYOH
en concert et chacun de ces concerts là était comme un renouvellement, une nouvelle
entrée. Et pourtant c’était toujours elle, Alice, insaisissable et fragmentaire,
vive et entière, différente et indisciplinée, toute en non-appartenance et
toujours à chercher, errer, déambuler, trouver. Et recommencer. Il en va de
même pour ses disques. Pour tenter de bavarder un peu à leur sujet – en
particulier au sujet du tout dernier d’entre eux, Jaune Colère – et surtout pour tenter de bavarder sur le fait de les
écouter je ne veux pas, trop simplement, parler d’expérience ou
d’expérimentation mais plutôt de tentatives parce que je crois sincèrement que
je (ou quiconque écoutant un disque de Chicaloyoh)
ne peux que tenter de prendre comme ils viennent ces chemins esquissés,
débroussaillés ou au contraire en voie d’effacement et des fois même complètement
inconnus.
Il en est ainsi des chemins qui
mènent où personne ne sait, sauf une fois que l’on est arrivé, si tant est que
l’on puisse arriver. Ce n’est pas comme d’aller à la gare pour prendre le train,
d’acheter un aller simple pour le prochain omnibus et de s’arrêter à la station
de son choix, celle juste à côté de la boulangerie qui vend des viennoiseries
si délicieuses – non, ce serait bien trop facile ; et tellement ennuyeux
bien que contentant, uniquement sur l’instant. Mais suivre le mouvement sera t-il suffisant ? Avec Jaune Colère le(s) mouvement(s) c’est elle – le
plus possiblement et seulement elle. L’important c’est le principe même de ces mouvements, leur nécessité
et après on verra bien... je ne peux qu’être sûr que de tels chemins – et de
tels mouvements, donc – n’entreront jamais dans l’enfermement du fantasme de
l’imagination et de la pensée ; ils sont l’imagination et la pensée. J’ai failli ajouter « au sens
le plus artistique du terme »… mais alors j’aurais du en remettre une
couche, ajouter encore quelque chose, quelque chose comme un truc sur l’art et
l’« artistique » (ce qui n’a pas la même signification) mais l’art je ne sais
pas ce que c’est et je ne veux pas le savoir. Je préfère en regarder, en lire
et en écouter. Comme un sortilège, un rituel magique, une multiplicité de
nuances, d’impressions et de sentiments.
Il y a du concret et du
manifeste dans Jaune Colère.
Rien de démonstratif ni de divinatoire mais des petits cailloux et des grosses
pierres qui tournent en chemins multiples autour de ces deux mots :
« jaune » et « colère ». La lumière, parfois aveuglante et
chaude, parfois (plus rarement) douce mais jamais tiède, pour un sentiment trop
associé à la noirceur et à la violence – à tort. C’est peut-être cela Chicaloyoh, la légèreté dans les choses
graves et la difficulté des choses faciles. La noblesse de l’inachevé et le luxe du
non définitif (jamais !) choisis en toute âme, en toute conscience et de
tout cœur ; l’insoumission sans raisonnement théorique, le questionnement
sans astreinte ; les devinettes, souvent, à soi-même. Avec des blagues et
des vagues. Et de la poésie. Oui, encore de l’« art » et encore
quelque chose dont je n’ai aucune idée, sauf au moment précis où j’y suis confronté,
comme un écueil de curiosité, impensable et imprévisible – une miette de pain sur
l’épais tapis du salon (le mien est rouge, par contre), une goutte de
transpiration glissant à l’intérieur de la manche d’une chemise trop serrée, un
pied nu libéré de sa chaussure, une feuille de papier, une idée qui apparait,
puis une autre, un rêve dont on se souvient et qui s’encre du réel, une
invention que l’on oublie mais qui reste, une vie encore toute à faire. Mais
jamais une apparence et encore moins un théâtre.
Sur Jaune
Colère Alice / Chicaloyoh
s’amuse en musique, je veux dire (aussi) qu’elle s’amuse avec la musique,
touchant à un indus électronique et lumineux (La Maison Jaune), étalonnant la pop de ses volontés new-wave (Mimosa Pudica), castofiorant sous
grincements (Berceuse), tournant la
narration sonore (La Nausée Du Trop Plein),
masquant sa voix et son chant d’effets déformants (Quand la messe, Quand ?) ou les libérant dans des
contre-espaces parasités d’ailleurs et en mouvement (contrôle rétroviseur
central, contrôle rétroviseur latéral, clignotant tic-tac, tourner le volant,
changement de vitesse, accélération, allez, en route, Adieu Les Hommes). Jaune
Colère est ramassé mais en expansion, morcelé, terrestre et aérien,
point temporel et spatial, furtif et affirmé, pudique et osé, ocres du plus pâle
au plus foncé. Un intérieur en voie d’apparition dans un extérieur flou (le
monde). Une énonciation sans théorème. Une abscisse désordonnée prenant la
tangente. Et j’aime ce disque – désolé mais je n’ai
vraiment pas d’autres mots.
[Jaune Colère est publié en vinyle (noir) par 213 records, le label de Cristelle
Cavaleri et Julien Louvet – ce dernier a joué de la guitare et a programmé la
boite-à-rythmes sur certains titres]