lundi 14 janvier 2019

Chicaloyoh / Jaune Colère


J’ai vu plusieurs fois CHICALOYOH en concert et chacun de ces concerts là était comme un renouvellement, une nouvelle entrée. Et pourtant c’était toujours elle, Alice, insaisissable et fragmentaire, vive et entière, différente et indisciplinée, toute en non-appartenance et toujours à chercher, errer, déambuler, trouver. Et recommencer. Il en va de même pour ses disques. Pour tenter de bavarder un peu à leur sujet – en particulier au sujet du tout dernier d’entre eux, Jaune Colère – et surtout pour tenter de bavarder sur le fait de les écouter je ne veux pas, trop simplement, parler d’expérience ou d’expérimentation mais plutôt de tentatives parce que je crois sincèrement que je (ou quiconque écoutant un disque de Chicaloyoh) ne peux que tenter de prendre comme ils viennent ces chemins esquissés, débroussaillés ou au contraire en voie d’effacement et des fois même complètement inconnus.
Il en est ainsi des chemins qui mènent où personne ne sait, sauf une fois que l’on est arrivé, si tant est que l’on puisse arriver. Ce n’est pas comme d’aller à la gare pour prendre le train, d’acheter un aller simple pour le prochain omnibus et de s’arrêter à la station de son choix, celle juste à côté de la boulangerie qui vend des viennoiseries si délicieuses – non, ce serait bien trop facile ; et tellement ennuyeux bien que contentant, uniquement sur l’instant. Mais suivre le mouvement sera t-il suffisant ? Avec Jaune Colère le(s) mouvement(s) c’est elle – le plus possiblement et seulement elle. Limportant c’est le principe même de ces mouvements, leur nécessité et après on verra bien... je ne peux qu’être sûr que de tels chemins – et de tels mouvements, donc – n’entreront jamais dans l’enfermement du fantasme de l’imagination et de la pensée ; ils sont l’imagination et la pensée. J’ai failli ajouter « au sens le plus artistique du terme »… mais alors j’aurais du en remettre une couche, ajouter encore quelque chose, quelque chose comme un truc sur l’art et l’« artistique » (ce qui n’a pas la même signification) mais l’art je ne sais pas ce que c’est et je ne veux pas le savoir. Je préfère en regarder, en lire et en écouter. Comme un sortilège, un rituel magique, une multiplicité de nuances, d’impressions et de sentiments. 




Il y a du concret et du manifeste dans Jaune Colère. Rien de démonstratif ni de divinatoire mais des petits cailloux et des grosses pierres qui tournent en chemins multiples autour de ces deux mots : « jaune » et « colère ». La lumière, parfois aveuglante et chaude, parfois (plus rarement) douce mais jamais tiède, pour un sentiment trop associé à la noirceur et à la violence – à tort. C’est peut-être cela Chicaloyoh, la légèreté dans les choses graves et la difficulté des choses faciles. La noblesse de l’inachevé et le luxe du non définitif (jamais !) choisis en toute âme, en toute conscience et de tout cœur ; l’insoumission sans raisonnement théorique, le questionnement sans astreinte ; les devinettes, souvent, à soi-même. Avec des blagues et des vagues. Et de la poésie. Oui, encore de l’« art » et encore quelque chose dont je n’ai aucune idée, sauf au moment précis où j’y suis confronté, comme un écueil de curiosité, impensable et imprévisible – une miette de pain sur l’épais tapis du salon (le mien est rouge, par contre), une goutte de transpiration glissant à l’intérieur de la manche d’une chemise trop serrée, un pied nu libéré de sa chaussure, une feuille de papier, une idée qui apparait, puis une autre, un rêve dont on se souvient et qui s’encre du réel, une invention que l’on oublie mais qui reste, une vie encore toute à faire. Mais jamais une apparence et encore moins un théâtre.
Sur Jaune Colère Alice / Chicaloyoh s’amuse en musique, je veux dire (aussi) qu’elle s’amuse avec la musique, touchant à un indus électronique et lumineux (La Maison Jaune), étalonnant la pop de ses volontés new-wave (Mimosa Pudica), castofiorant sous grincements (Berceuse), tournant la narration sonore (La Nausée Du Trop Plein), masquant sa voix et son chant d’effets déformants (Quand la messe, Quand ?) ou les libérant dans des contre-espaces parasités d’ailleurs et en mouvement (contrôle rétroviseur central, contrôle rétroviseur latéral, clignotant tic-tac, tourner le volant, changement de vitesse, accélération, allez, en route, Adieu Les Hommes). Jaune Colère est ramassé mais en expansion, morcelé, terrestre et aérien, point temporel et spatial, furtif et affirmé, pudique et osé, ocres du plus pâle au plus foncé. Un intérieur en voie d’apparition dans un extérieur flou (le monde). Une énonciation sans théorème. Une abscisse désordonnée prenant la tangente. Et j’aime ce disque – désolé mais je n’ai vraiment pas d’autres mots.

[Jaune Colère est publié en vinyle (noir) par 213 records, le label de Cristelle Cavaleri et Julien Louvet – ce dernier a joué de la guitare et a programmé la boite-à-rythmes sur certains titres]