Hardcore ?
Metal ? Noise-rock ? Quelle est donc la nature profonde de la musique de KEN Mode ?
Ce n’est pas avec Null – huitième album du groupe à ce jour – que les
choses vont s’éclaircir. Pour commencer, au trio que tout le monde connait déjà
et composé des deux frères Matthewson (Jesse à la guitare et au chant, Shane à
la batterie) ainsi que Scott Hamilton (bassiste et ce depuis 2015 et trois LP,
presque un record…) s’est rajoutée une quatrième musicienne en la personne de
Kathryn Kerr, créditée au saxophone, aux synthétiseurs, au piano et aux chœurs.
Elle avait déjà joué sur le précédent disque de KEN Mode, mais
uniquement sur un titre. Maintenant c’est du temps plein. Est-ce que cela
change réellement quelque chose ?
La réponse est loin d’être tranchée. La musique du groupe se pare de ci de là de
textures sonores ombrageuses et urbaines, la pression et l’anxiété gagnent
encore en volume et on pourrait être tenté de penser que KEN Mode a ajouté une
nouvelle corde à son arc : l’indus. Mais ce serait encore trop simple. Nous
avons affaire à un groupe qui a toujours été à part, n’a cessé de se remettre
en question – l’épisode Success en 2015, un album assez différent parce
qu’enregistré avec Steve Albini et que beaucoup détestent (Albini comme Success,
ne soyons pas mesquins) alors que moi je l’apprécie malgré tout, parce qu’il
sonne comme un disque de noise-rock bien lourd et qu’il a permis au trio
d’alors de redéfinir sa musique sur l’album d’après, mon préféré pour tout
dire, le bien nommé Loved, sorte de synthèse quasi parfaite entre le
coté hardcore métallisé et le côté noise de KEN Mode.
Pour en revenir à Null, On pourra penser qu’Unresponsive sonne
trop industriel et forcément déjà un peu daté avec ses percussions métalliques
additionnelles. On pourra surtout trouver Lost Grip trop long (dix
minutes), trop maniéré darkos (ces petites notes de piano…), trop grandiloquent
(quelques passages avec chant clair d’ange déchu) et donc un rien démonstratif
ou pour le moins intentionnel : bouh, je suis malheureux, je vais mal,
j’ai envie de hurler, etc. Au-delà de sa dégaine terrorisante de T1000,
Jesse Matthewson n’a toutefois jamais fait mystère de ses difficultés
existentielles, de ses moments profondément dépressifs, de sa tentation face à
l’appel du vide. Rien de nouveau pour qui connait et suit KEN Mode
depuis des années : toute la rage, toute la violence et toute la noirceur
du groupe prennent naissance dans ce vaste bain visqueux d’émotions parfois
glauques et de sentiments contradictoires et réussir à en faire de la musique
n’est qu’une façon de les canaliser, de s’en libérer pour un temps, de les
exorciser.
Ces deux titres que l’on qualifiera d’assez étranges – Lost Grip et Unresponsive
– occupent presque toute la deuxième face de Null, à peine séparés par
les trois minutes de The Desesperate Search Of An Ennemy, une composition qui
elle renoue avec le hardcore-noise cher à KEN Mode, bien
qu’agrémentée d’un court solo de saxophone tout tordu et dont Kathryn Kerr en a le
secret. Mais Null est par essence et volontairement (?) un disque
déséquilibré. Sa première moitié est moins « expérimentale » que la
seconde, plus proche de ce à quoi le groupe nous a plus ou moins habitués depuis
des années mais elle comporte une sorte d’avertissement avec The Tie
qui préfigure Unresponsive. Plus précisément, Null est
bizarrement construit : en inversant The Die et The Desesperate
Search Of An Ennemy, l’album aurait été plus clairement délimité et coupé en
deux – une face hardcore-noise et dotée de post-convergeries et une face indus
et rampante – et chacun aurait pu y aller de son choix personnel entre le KEN
Mode qu’il préfère, celui qu’il croit si bien connaitre, et celui qu’il
découvre, désormais. Pourtant il n’y a qu’un seul KEN Mode, il n’y en
aura toujours qu’un seul, ambivalent et tourmenté. Et avec Null le message reste clair, unique et
incontournable : rien ne doit être facile ni immédiat. On ne peut qu’y
voir une nouvelle démonstration de la philosophie de vie telle que pensée et
pratiquée par le torturé Jesse Matthewson et toute sa bande de furieux.
[Null est publié
en vinyle, CD, cassette, etc. par Artoffact records]