J’ai d’abord été
plus que tenté par la facilité et surtout tenté de résumer le premier album de J’ENTRE PAR TES YEUX par un catalogue
select de références de haut vol. Quelques unes des œuvres
poétiques à base de voix chuchotées d’Etant Donnés pour le premier titre
éponyme ; certaines productions de Raster-Noton (et pourquoi pas Anbb
soit l’association d’Alva Noto et de Blixa Bargeld d’Einsturzende Neubauten)
pour Anyone Realize ; ce même
Bargeld ou Diamanda Galas pour le traitement des voix et les techniques de
chant sur Le Corps De Ton Corps. Coil pour le magnifique De Las Lilas. Etc…
Attention : je ne cite pas tous ces noms au hasard. Pour moi, s’il s’avère
que ces musicien.ne.s et ces artistes ont effectivement inspiré la musique de J’Entre Par Tes Yeux – mais ça je n’en
sais finalement rien du tout –, ces noms constituent surtout des musiques et des esthétiques de première importance, des choses que j’ai toujours beaucoup
écoutées. Et je crois que j’aimerais vraiment découvrir davantage de groupes et
d’enregistrements influencés par de telles musiques. En 2021. Car cela me manque.
Autrement dit : l’album de J’Entre
Par Tes Yeux arrive vraiment au bon moment.
Mais je ne veux pas non plus être trop simplificateur. Et je ne le peux pas. Dans
les faits J’Entre Par Tes Yeux est
un duo composé d’Alice Dourlen (aka Chicaloyoh – on a parlé d’elle et de son
disque L’Inventaire Des Disparitions il n’y
a pas si longtemps que cela) et Julien Louvet (The Austrasian Goat et tant
d’autres choses, de lui aussi on a souvent parlé). J’aurais eu du mal à
imaginer que l’association de ces deux là ne donne rien de bon. Ou alors
débouche sur un truc fadasse, grisâtre, inodore et sans danger. Mais je ne m’attendais
pas non plus à un disque aussi réussi et, finalement aussi… personnel. Oui :
personnel, malgré l’étalage de références citées ci-dessus.
A y regarder
de plus près J’Entre Par Tes yeux est
traversé par deux courants / axes principaux. Deux composantes qui s’opposent
et se nourrissent l’une de l’autre. La première, musicale, est majoritairement
électronique et la plupart du temps très expérimentale, carrément technoïde
dans le cas de Tendresse Soviétique (à
quand un maxi de remix ?) ou dark indus-ambient dans celui de Chante Blessure Ferme Toi Bouche ;
la seconde n’est pas musicale mais thématique et ce thème c’est celui du corps,
ou plutôt des corps : le poème d’Octavio Paz qui sert de trame au premier
titre du disque, Le Corps De Ton Corps
ou Chante Blessure Ferme Toi Bouche (bien
qu’il s’agisse d’un instrumental, d’une beauté inquiétante). Sur Tendresse Soviétique (dont on nous dit
qu’il est inspiré de Klaus Legal) ) Alice y chante plus que jamais les corps, la confrontation, l’incantation charnelle mais également l’ironie, non sans facétie.
En résumé on a
d’un côté une musique très froide, très dure, parfois très mécanique,
inflexible, territoriale, totalitaire mais aussi bruyante, bizarre et dérangeante. De l’autre il y a donc la chair, la friction des corps, les blessures, l’effusion, la jouissance trouble, quelque chose de
fondamentalement organique et de physique. De perturbant. La musique dans tout
ce qu’elle peut avoir de déshumanisé fait face aux voix – celle d’Alice comme
celle de Julien –, seuls repaires vivants d’un disque qui nous malmène
constamment. Position inconfortable mais privilégiée de celui ou celle qui écoute et qui en
redemande. Attraction et fascination. Dépendance. Peur et douleur. Plaisir. En
guise de conclusion glacée Chante
Blessure Ferme Toi Bouche nous laisse aussi inassouvis que provisoirement
tranquilles. Epuisés et en manque. Comme si la dislocation de nos propres chairs
nous avait enfin permis de mieux regarder en nous-mêmes.
[J’Entre Par Tes Yeux est publié en
vinyle par Specific recordings]