lundi 24 février 2020

Drive With A Dead Girl / Scorpion


J’ai lu quelque part – en fait tout le monde a déjà repris cette information – que Drive With A Dead Girl existe maintenant depuis douze ans et que Scorpion est le dixième album du groupe, un truc dans le genre… Mais je n’ai pas voulu vérifier. L’une des rares choses dont je sois par contre absolument certain c’est que Scorpion est le sixième album du groupe qu’il m’a été donné d’écouter, ce que j’ai entièrement et scrupuleusement fait. Et j’ai encore un truc à peu près objectif et totalement inintéressant à raconter : lorsque il y a quelques semaines je suis allé faire un tour chez l’un de mes disquaires lyonnais préférés j’ai eu la surprise de trouver ce disque de Drive With A Dead Girl en bonne position dans le bac des nouveautés et je l’ai aussitôt acheté. Sans trop réfléchir.
Voilà, maintenant cette chronique en a terminé avec le factuel. Même si j’ai envie de re-raconter cette vieille histoire, celle de ma « rencontre » avec la musique du groupe, comment celui-ci m’avait contacté il y a longtemps, comment il avait insisté pour que je me penche un peu sur son cas – comme si mon avis et mon ressenti avaient une quelconque valeur, hein – et comment j’avais fini par céder parce que je sentais bien que derrière ce nom un peu trop goth de Drive With A Dead Girl, derrière cette musique coincée entre une cold wave neurasthénique et un Sonic Youth tout juste pubère et encore maladroit, derrière ce chant dans une langue étrange, derrière le résultat indéniablement bancal il y avait quelque chose de… quelque chose de vraiment spécial et de singulier.
Quelque chose ? Beaucoup de choses, en fait. A commencer par ce sentiment d’inconfort et qui pourtant ne nous pousse pas à rejeter Drive With A Dead Girl. Difficile de dire mieux. A moins de parler d’inachevé comme seul critère d’achèvement, paradoxalement. Parce que je ne connais pas beaucoup de musiques douées pour relever autant de contradictions et même temps leur donner la cohérence de l’intime. Sais-tu ce qu’en anatomie on appelle un écorché ? Cette représentation du corps humain sans la peau mais qui en donne une idée précise ? Voilà. 




Si Drive With A Dead Girl veut faire du bruit il le fait, mais comme personne. Si le groupe préfère s’évanouir dans les brumes d’une mélancolie ouatée il le fait également comme personne. En fait Drive With A Dead Girl peut autant fasciner que désarçonner, ne cherche pas à plaire et à séduire à n’importe quel prix mais captive voire subjugue, malgré tout et contre tous, s’il le faut. La musique du groupe me fait penser à ces personnes que l’on ne peut pas s’empêcher de regarder parce qu’il y a quelque chose en elles qui nous troublent profondément et alors qu’elles semblent prêtes à tout pour au contraire ne pas se faire remarquer. Comme une beauté mystérieuse (mais pas fatale : la fatalité c’est beaucoup trop concret et beaucoup trop frontal comme expérience de vie) et insaisissable, comme un instant dont on se souviendra pour le restant de nos jours parce qu’il correspond à quelque chose d’unique et qu’il est synonyme de fulgurance comme de durabilité. Ce n’est pas la moindre des contradictions – encore – d’une musique et d’un groupe qui passe son temps à fuir et à s’affirmer en même temps. Appelons ça de l’infinitude, un espace/temps où rien ne s’achève puisque tout recommence. 
Scorpion dont on nous précise que l’on peut en écouter les deux faces dans l’ordre que l’on veut va encore plus loin dans ce sens. Celui de l’effacement et de l’affirmation. Les titres Scorpion et All Alone sont même à la limite de l’audible à force de passages répétés de la bande enregistrée* et se transforment en trip-hop fantasmagorique et noisy d’où émergent quelques éclats grésillants et brulants. Piquant ce scorpion-là ne l’est pas tant que cela, il semble plutôt désabusé et recroquevillé sur lui-même, sans constat d’échec ni amertume, uniquement avec la volonté et la force d’un univers bien à lui.
Ce qui constitue une dernière (?) contradiction. Passés les méandres et les brumes parfois apaisées de All Along, du presque surnaturel Dream On Doryphore, du délicatement fantomatique Totally Dry ou de Postcards apparait la lumière de Pick Up The Sun. Une ultime composition dont on pourrait croire qu’elle apporte un semblant de réponse, ou au moins un moment de répit. Mais je n’en suis pas certain non plus. Le soleil réchauffe et éclaire mais finit pas tout brûler, non ? C’est bien ce qui nous arrive à tous alors que nous nous y refusons encore et toujours. Mais alors… Qu’est ce que c’est ?

[Scorpion est publié en vinyle par Jarane qui est un label basé à Saint Etienne – ce qui explique pourquoi j’ai pu en trouver une copie aussi facilement dans la grande ville des lumières, du côté de la rue des Capucins – et en cassette par Bruit Blanc]

* si tu connais I’m Sitting In A Room d’Alvin Lucier tu peux mieux comprendre le principe de cette post production si particulière.