vendredi 6 septembre 2019

Big Brave / A Gaze Among Them


Il n’y avait aucune raison d’avoir peur d’A Gaze Among Them. Il fallait y aller, tout simplement. Oh je veux bien admettre qu’un nouvel album de BIG BRAVE ne s’écoute pas comme ça, n’importe quand, n’importe comment, à la légère. J’ai même attendu plusieurs semaines – plusieurs mois – avant de me décider, avant de m’y plonger totalement. J’attendais. Je regardais cette magnifique pochette* complètement à l’opposé des deux précédentes du groupe. Ce test de Rorschach impressionniste en forme de fleurs, de flammes peinturlurées, de baisers colorés, de passions. A Gaze Among Them allait-il être si différent que cela de Au De La (2015) et de Ardor (2017) ? Pas exactement. Mais il est tellement meilleur, tellement plus fort, tellement… oui il est tellement beau.
A la base Big Brave est un trio atypique**. Pas de basse. Deux guitares très épaisses, lourdes, magmatiques et parfois noisy tenues par Robin Wattie – également chanteuse – et Matthieu Bernard Ball ainsi qu’une batterie très lente et très appuyée jouée par Louis Alexandre Beauregard qui a depuis quitté le groupe. Big Brave est alors devenu un duo : pour l’enregistrement de A Gaze Among Them c’est Loel Campbell qui a eu la lourde tache de remplacer provisoirement Beauregard*** ; sur les dernières tournées du groupe c’est la multi-instrumentiste Tasy Husdon qui s’est installée derrière la batterie. Mais tous ces changements n’ont en rien altéré l’essence et la nature profonde d’un groupe que l’on associe bien trop souvent à Sunn O))) ou à Earth sous prétexte qu’il est également signé sur le label Southern Lord. Et mettre Big Brave dans la catégorie doom me parait tout aussi absurde. Tant qu’à faire je parlerais plutôt de metal shoegaze, et encore.... Les guitares sont certes denses et la musique contemplative. 





Mais revenons en arrière. Complètement subjugué par Au De La j’avais tout d’abord été décontenancé par Ardor, beaucoup plus épuré, plus sec et extrêmement minimaliste. Je me demandais alors : pourquoi mettre tant de rigueur à filtrer la lumière… ? Tout ça pour dire qu’il faut souvent écouter et réécouter encore la musique de Big Brave pour réussir à l’appréhender et à l’aimer. Et c’est sans doute pour cette raison que j’ai autant pris mon temps avec A Gaze Among Them, parce qu’au fond de moi je savais, je savais que persisteraient toujours cette lueur vive et cette chaleur et que je ne voulais pas les perdre. Une chaleur et une lumière encore plus évidentes et encore plus contrastées sur ce nouvel album, Big Brave s’imposant une nouvelle fois comme un groupe faussement sombre et doté d’une ardeur bien spécifique qu’il appuie avec toute la lenteur et toute la lourdeur dont il est capable.
Une « lenteur » malgré tout plus martelée vivace puisque on remarque à l’écoute d’A Gaze Among Them une certaine accélération des rythmes. Rien de fondamentalement excessif, Big Brave reste un groupe qui sait prendre son temps : le très incantatoire Sibling n’aurait pas démérité sur Au De LA  tant on peut y retrouver toute cette retenue lancinante et ce minimalisme explosif qui sont les marques de fabrique du groupe. Autre caractéristique notoire de Big Brave : la voix et le chant de Robin Wattie, dans un registre aigu, parfois même perçant, en complète opposition avec le côté grave et épais des deux guitares. Un chant auquel on s’attendrait plus de la part d’un groupe d’indie rock et qui en devient presque miraculeux sur The Deafening Verity, courte pièce electro-ambient en mode rituel. En dépit d’un titre trompeur Muted Shifting Of Space ouvre lui l’album de manière franche et directe tandis que Holding Patterns joue avec les cassures puis la lourdeur martiale (souvent je me prends à penser aux Swans dans cette tendance à insister au delà du généralement admis). Body Individual reste la composition à la fois la plus lyrique, la plus chaotique et la plus osée d’A Gaze Among Them et gagne ainsi ses galons de pierre angulaire d’un album moins solennel et moins cérémonieux mais qui n’en conserve pas moins toute sa majesté sauvage et toute son élégance brute et se situe largement en dehors de la plupart des codes établis.
Mon attente n’aura donc pas été vaine. Fort heureusement elle ne m’aura pas permis non plus de développer ce fantasme de désir (le péché mignon de celles et ceux qui rêvent trop de musique et surtout rêvent à travers elle), comme une sorte de fausse projection de ce que devrait être la musique de Big Brave : à chaque nouvel album celle-ci reste peu ou prou la même tout en faisant un bond en avant et mine de rien Big Brave est devenu en peu de temps et grâce à une petite poignée de disques passionnants un indispensable des musiques mouvementées et inconfortables sur lesquelles on peut paradoxalement s’appuyer et compter. Comme un amour exalté qui vous embrase.

[A Gaze Among Them est publié en vinyle par Southern Lord]

* il semblerait que cette pochette ait été dessinée par Robin Wattie
** je ne dis pas cela parce que le groupe est originaire de Montréal et qu’il dénote un peu dans le paysage musical local
*** deux invités jouent également sur A Gaze Among Them : le contrebassiste Thierry Amar (Godspeed You! Black Emperor, A Silver Mount Zion, Molasses, Black Ox Orchestra, etc.) et l’ingénieur du son Seth Manchester à l’orgue