mercredi 24 avril 2019

Poutre / Last In First out


La logistique est ta grande passion ? Tu t’intéresses aux histoires de stockage et de rotation de marchandises ? Ça te plairait vraiment de travailler dans un entrepôt et de brasser huit heures par jour des trucs plus ou moins lourds dont tu as strictement rien à foutre, tout ça pour un salaire de misère et avec tout le mépris condescendant de ta hiérarchie ? Ça te conviendrait de t’agiter pour rien et attendre que sonnent 17 heures, attendre que la vraie journée et donc la vraie vie – celles où tu peux désormais faire des choses pour toi et uniquement pour toi – commencent enfin ? Moi non. Si je te demande tout ça c’est parce que « Last In First Out » (L.I.F.O pour les professionnels purs et durs, Dernier Entré Premier Sorti pour les francophones) est une procédure de stockage ou plutôt le constat d’une mauvaise gestion de stock – la bonne étant plutôt, tu l’auras compris, le First In First Out pour une meilleure rotation des biens et une parfaite optimisation des ressources matérielles. Mouhaha, quel ennui.
Et donc… ce titre Last In First Out, troisième et tout nouvel album des arlésiens de POUTRE, loin de nous tenir enfermés au milieu d’un hangar en tôles ondulées (froid persistant en hiver et chaleur étouffante en été) et coincés entre deux rayonnages infinis à réceptionner des marchandises, les dispatcher, les ranger et les ressortir un peu plus tard pour les expédier, nous propulse ailleurs : Last In First Out est le signe qu’il ne faut pas se laisser faire et que les choses peuvent et doivent être différentes de ce qui nous est imposé, que l’humain n’est pas une marchandise. Alors pas besoin de chaussures de sécurité ni de gants de protection pour écouter le nouveau disque du trio, Last In First Out ne parle pas du cauchemar professionnel des magasiniers et des manutentionnaires mais il y est à nouveau question, puisque cela a toujours été le credo de Poutre, d’urgence, de rage et d’émotions. D’électricité et de surtension. Les seules choses qui tournent vite et dans le bon sens avec ce disque c’est la galette de vinyle en elle-même, la grande roue prise en photo par Pierrot Conger (guitariste du groupe ami et marseillais Conger ! Conger !) qui orne la pochette et, bien sûr, la musique de Poutre. Pour le reste, je prends ce titre Last In First Out comme une sorte d’injonction, quelque chose comme « pas de temps à perdre ! barrons-nous d’ici ! » et même comme un « va chier connard ! » à la gueule de tous les donneurs d’ordre et autres normalisateurs adeptes du rayonnage au millimètre-carré.




Bill Muray est peut-être (et sûrement) un hommage à l’acteur d’Un Jour Sans Fin et démarre sur une stridulation corrosive de la guitare, donnant le coup d’envoi d’un disque où les compositions sont parfois très rapides et toujours furieuses, jouées pied au plancher et drivées par une section rythmique totalement impeccable. Le son de la basse est particulièrement tendu et sec tandis que la batterie frappe décidemment et précisément juste – les mots efficacité et rage prennent tout leur sens. Mais ce qu’il y a de remarquable c’est l’intelligence de cette rythmique qui, tout en déployant une telle énergie et tout en faisant preuve d’un tel acharnement, groove toujours au maximum (surtout lorsqu’en même temps le chant lance des what’s going on ? vindicatifs comme pour la pousser davantage). Un groove inhérent à la musique de Poutre et qui ne fait que prendre de l’ampleur, laissant une empreinte durable, qui envahit tout : même en écoutant Last In First Out tranquille peinard à la maison*, comme de rien ou en rêvassant, il est difficile de faire la sourde oreille et de ne pas être contaminé par cette folie, l’envie de (se) bouger compulsivement est plus forte que tout le reste.
Un autre gros point fort de la musique de Poutre c’est les mélodies. En plus du côté incisif et tranchant de la guitare il y a toujours – toujours – cette volonté de briller, je ne veux pas dire briller pour nous en mettre plein les yeux (les oreilles) : j’aime particulièrement ces longues introductions pendant lesquelles la guitare prend tout son temps pour nous découper scrupuleusement les nerfs en menus morceaux et les faire revenir en persillade – c’est le cas de L.I.F.O. ou de From Light To Dust. L’introduction de My Mind est elle un peu différente parce qu’elle joue davantage la complémentarité entre le couple basse/batterie et la guitare, cette dernière prenant un malin plaisir à s’intercaler dans les rouages rythmiques et là encore il en résulte une hausse inévitable du niveau énergétique général. Avec une durée dépassant les sept minutes My Mind est presque un titre lent (pour du Poutre) qui joue la carte de l’obsession et lorsque l’explosion survient elle n’en est que plus efficace, laissant la place à un long final pendant lequel la guitare dessine ses enroulements soniques, un vrai feu d’artifice. 

Mais parlons un peu du chant. Je trouve toujours assez incroyable la capacité du groupe à donner autant de relief à celui-ci (ainsi qu’aux paroles) alors que quantitativement le chant n’occupe pas la place la plus importante dans Last In First Out. Poutre pourrait n’être qu’un groupe principalement préoccupé de musique et ne plaçant un peu de voix que parce qu’il faut bien en mettre de temps en temps mais ce n’est pas ainsi que cela fonctionne avec les arlésiens : bien qu’adepte des raz-de-marée musicaux le trio prend également à cœur de ramener régulièrement et resserrer son point de gravité autour de ce chant succin mais toujours attendu – un chant sec et scandé, crié ou déformé mais intelligible. Les exceptions sont Paulawnia et Souvenirs De Demain, deux instrumentaux qui arrivent à se passer de toute voix/chant grâce à leurs particularités de composition respectives : une section intermédiaire à tomber par terre parce que totalement groovy (on y revient) pour le premier et, pour le second, un court passage tellement emprunté à Fugazi que je ne peux qu’y voir un hommage sincère et dévoué au groupe de Washington D.C.
Enfin Last In First Out ne serait pas ce qu’il est sans l’aide et l’apport de Nicolas Dick qui a assuré l’enregistrement, le mixage et le mastering du disque. Le son obtenu est d’une cohésion qui frise la perfection parce qu’avant toute chose il respire, plaçant chaque instrument (chaque piste) de façon identifiable dans le mix, et sans écraser les autres. Ce qui n’empêche donc pas Last In First Out de faire bloc, d’aller droit au but sans se vautrer dans le simplisme, comme une énorme boule de feu résultant d’explosions en série, comme une bonne décharge d’adrénaline en plein dans nos têtes éberluées. L’obsession acharnée et abrupte de Last In First Out demeure ainsi exempt de toute facilité et de toute complaisance. Un vrai remède contre l’apathie et le mensonge pour un album maniant comme jamais jubilation et rage, foudre et lumière, ténacité et clairvoyance.

[Last In First Out est publié en vinyle blanc par Assos’Y’Song, Boom Boom Rikordz, Day Off, Katatak, Poutrage records et Rejuvenation records]

* à la maison : au moment où j’écris cette chronique Poutre est en fin de tournée et j’espère que tu n’as pas raté le groupe lorsqu’il est passé vers chez toi ; sinon il est évidemment prévu qu’il ressorte de temps à autre de sa tanière comme le 31 mai à Nîmes pour le This Is Not A Love Song Festival ou, pour les lyonnaises et les lyonnais, le 18 mai au bar des Capucins en compagnie de Grand Plateau et de Burne…