jeudi 14 mars 2019

Kouma / AibohphobiA


Le Kouma est un petit animal mystérieux et assez secret. Son pelage change souvent de couleur sans que l’on puisse savoir qui il est réellement, bien qu’il semble privilégier les couleurs vives et contrastées et même des fois d’un brillant un peu inquiétant. D’ailleurs on ne sait pas trop non plus s’il s’agit d’un ours mal léché ou d’un poney magique. Peut-être bien un mélange des deux, comme on peut le voir sur les rares représentations dessinées ou les quelques photos que l’on a réussies à faire de lui. Mais moi je trouve qu’il a aussi du chien.
Le Kouma n’arrête pas de faire des galipettes et de se contorsionner, révélant un tempérament facétieux et imprévisible, voire carrément sauvage et frondeur. Épris de liberté, indépendant et extrêmement curieux en toutes choses il aime aussi se lancer des défis à lui-même, le dernier en date étant de lire l’intégrale des romans et autres écrits de Georges Perec la tête en bas (avec parait-il une très nette prédilection pour Le Grand Palindrome). Cela a du lui prendre beaucoup de temps et c’est peut-être bien pour cette raison qu’il se faisait tellement rare ces dernières années. Difficile à approcher le Kouma n’est cependant pas un animal asocial. Il a du caractère et ne se laisse jamais faire, c’est tout. Ce qui ne l’empêche pas d’être d’une rare générosité. Comme sa musique. 




Oui, de la générosité il y en a énormément chez KOUMA. Une générosité qui se mérite : tout contact avec la musique du groupe prend d’abord les allures d’une confrontation, confrontation avec un bloc d’énergie, une masse rythmique et une aridité farouche. Et puis il y a ce phénomène d’envoutement et de sorcellerie auquel on ne saurait échapper, la beauté brute de la musique de Kouma résidant dans sa puissance captivante et sa force de conviction. Le choc peut être difficile et la prise de contact peut s’avérer rude pourtant on a tout à y gagner. Ce qu’il faut comprendre c’est que c’est à celle ou celui qui reçoit cette musique que revient l’obligation de s’incliner, non pas comme on s’inclinerait par soumission ou asservissement – ça c’est juste un truc de métallurgistes frustrés et décérébrés – mais en signe d’acceptation et d’échange. On prend ou on laisse ; quant à Kouma, le groupe donne tout ce qu’il peut, dans tous les sens du terme.
Les trois musiciens de Kouma – Romain Dugelay, saxophone baryton, synthétiseur cheapos, compositions et arrangements ; Damien Cluzel, guitare baryton ; Léo Dumont, batterie et percussions – ne jouent pas du jazz et ne jouent pas du rock, pas plus qu’ils jouent un mélange des deux artificiellement génométré. Ils jouent ensemble, ce qui en soi est déjà incroyable et miraculeux, mais surtout ils jouent quelque chose qui échappe toujours plus aux catégorisations. Aibohphobia est le troisième album du groupe (après un premier disque sans titre en 2012 puis Brazilian Blowout en 2014) et il témoigne de l’indépendance d’esprit et stylistique de Kouma. Et c’est un peu le rêve de tout amateur de freeture et de noise-rock – oui, on peut parfaitement aimer ces deux genres là à la fois voire en même temps – parce le trio peut autant parler à celles et ceux qui aiment les musiques libertaires et revendicatrices qu’à celles et ceux qui aiment les musiques électriques et bruyantes.
Aibohphobia est (donc) la confirmation de tout l’art que Kouma déploie pour créer une musique forcenée, vivante, libre et insoumise. Non pas pour obtenir la satisfaction de juste créer (un objet musical trop conceptuel et donc ennuyeux) mais pour celle de donner vie à ce qui n’appartiendra qu’au groupe et qu’il nous offrira après – la générosité, on y revient. J’imagine qu’il y a eu beaucoup de cogitations avant, pendant et après la naissance d’Aibohphobia mais celles-ci disparaissent devant l’ampleur épidermique et animale de la musique de Kouma, langage électrique pour Golem en pleine crise d’adolescence, mathématiques exubérantes d’un chaos chaud et lumineux et offrande sensorielle.
Et puis si tu tiens vraiment à trouver un quelconque concept dans Aibohphobia je vais quand même t’en indiquer un, mais pour de faux, parce que j’ai rapidement arrêté d’y comprendre quelque chose et que je préfère inventer. La première face du disque ne comporte qu’un seul titre, Aller, où le saxophone est plus rythmique alors que la guitare joue les motifs principaux ; la seconde s’intitule Retour et la guitare joue la rythmique tandis que le synthétiseur occupe les devants ; à moins que ce ne soit l'inverse. A priori il pourrait s’agir de la même composition. Mais Aller et Retour sont à la fois semblables tout comme ils sont différents, les deux faces renversées et complémentaires d’une même chose, les deux éléments non exclusifs d’une même musique. Comme deux corps/aimants supraconducteurs qui s’attirent autant qu’ils se repoussent. Tout un monde, un vrai.

[Aibohphobia est publié en vinyle par Dur Et Doux, le label lyonnais des animaux à poils longs et à poils courts]